CHRISTIAN JACQ

 

 

 

 

                            LES MYSTÈRES D’OSIRIS Tome 1

 

 

 

 

                                                               L’ARBRE DE VIE

 

 

 

 

 

                                                   ROMAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                    XO

                                                     EDITIONS

  

Osiris de couverture : © Photol2. com

© XO Éditions, Paris, 2003 ISBN : 2-84563-111-1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si tout demeure stable et en perpétuel renouvellement, c’est parce que la course du soleil ne s’est jamais interrompue. Si toutes choses restent parfaites et intégrales, c’est parce que les mystères d’Abydos ne sont jamais dévoilés.

Jamblique[1], Les Mystères d’Égypte, VI, 7


 

 

Description : Description : Description : Description : Description : E:\TEMPMARC\Package JC-MO-T1\T1 les mysteres d'osiris - JACQ Christian_fichiers\/epubstore/C/J-Christian/T1-les-mysteres-dosiris//image001.jpg

 

 

1.

Iker ouvrit les yeux.

Impossible de bouger. Pieds et poings liés, il était solidement attaché au mât principal d’un grand bateau qui voguait à belle allure sur une mer calme.

La rive où il se promenait au terme d’une journée de travail, les cinq hommes qui se ruaient sur lui en le frappant à coups de bâton, le vide.. Son corps était douloureux, sa tête en feu.

—  Détachez-moi ! Implora-t-il.

Un barbu corpulent s’approcha de lui.

—  Tu n’es pas satisfait de ton sort, mon garçon ?

—  Pourquoi m’avez-vous enlevé ?

—  Parce que tu vas nous être très utile. Beau bâtiment, non ? Il s’appelle Le Rapide, mesure cent vingt coudées de long et quarante de large[2]. Il me fallait bien ça pour remplir ma mission.

—  Quelle mission ?

—  Tu es vraiment curieux ! Mais vu ce qui t’attend, je peux te confier que nous nous dirigeons vers le pays de Pount. 

—  La terre divine ? Ce n’est qu’une légende pour les enfants !

Le capitaine sourit.

—  Crois-tu que cent vingt marins au cœur plus résolu que celui des lions se seraient embarqués pour conquérir une légende ? Mon équipage n’est pas composé de rêveurs mais de rudes gaillards qui vont devenir riches, très riches.

—  Moi, je me moque de la richesse ! Je veux seulement devenir scribe.

—  Oublie palettes, pinceaux et papyrus. Vois-tu, la mer est une divinité aussi dangereuse et invincible que Seth. Quand la prochaine tempête déferlera sur nous, je saurai comment l’apaiser. Il conviendra de lui faire une superbe offrande afin de pouvoir ainsi atteindre Pount. C’est pourquoi nous te jetterons vivant dans les flots. En mourant noyé, tu nous protégeras.

—  Pourquoi… Pourquoi moi ?

Le capitaine posa l’index sur ses lèvres.

—  Secret d’État, murmura-t-il. Même à un homme qui vit ses dernières heures, je ne peux pas le révéler.

Alors que le capitaine s’éloignait, Iker faillit éclater en sanglots. Mourir à quinze ans, pour une raison inconnue, n’était-ce pas le comble de l’injustice ? Rageur, il tenta en vain de se dégager de son carcan.

—  Inutile, petit, ce sont des nœuds de professionnel, observa un quadragénaire buriné qui mastiquait des oignons. C’est moi qui t’ai ficelé, et ce qu’Œil-de-Tortue fait est bien fait.

— Ne deviens pas un criminel ! Sinon, les dieux te châtieront.

—  T’écouter me coupe l’appétit.

Œil-de-Tortue s’assit à la poupe.

Orphelin, éduqué par un vieux scribe qui l’avait pris en affection, Iker manifestait un goût très vif pour les études. À force de persévérance, il aurait sans doute été engagé par l’administration d’un temple où il aurait coulé des jours heureux.

Mais il n’y avait plus que cette Immense étendue d’eau qui allait l’engloutir.

Une rame sur l’épaule, un jeune marin passa près du prisonnier.

—  Toi, aide-moi !

L’homme s’arrêta.

—  Que veux-tu ?

Détache-moi, je t’en supplie !

— Où irais-tu, imbécile ? Ce serait stupide de te noyer avant le bon moment. Au moins, en mourant quand ce sera nécessaire, tu te rendras utile. Maintenant, fiche-nous la paix ! Sinon, foi de Couteau-tranchant, je te coupe la langue.

Iker cessa de s’agiter.

Son sort était scellé.

Mais pourquoi lui ? Avant de disparaître, il aurait au moins voulu obtenir une réponse à cette question. Secret d’État… En quoi un apprenti scribe sans fortune pouvait-il menacer le puissant pharaon Sésostris, troisième du nom, qui gouvernait l’Égypte avec poigne ? À l’évidence, le capitaine s’était moqué de lui. Sa bande de pirates s’était emparée du premier venu.

Œil-de-Tortue lui fit boire un peu d’eau.

—  Il vaut mieux que tu ne manges rien. Tu n’es pas du genre à avoir le pied marin.

—  Le capitaine sait-il réellement prévoir une tempête ?

—  Pour ça, fais-lui confiance !

—  Et si aucun cataclysme ne se déchaînait ? Alors, vous pourriez me libérer !

Le capitaine écarta Œil-de-Tortue.

—  N’y pense même pas, mon garçon. Ton destin, c’est de devenir une offrande. Accepte-le, et savoure ce magnifique spectacle : qu’y a-t-il de plus beau que la mer ?

—  Mes parents me feront rechercher, vous serez tous arrêtés !

—  Tu n’as plus de parents, et personne ne s’apercevra de ta disparition. Tu es déjà mort.

 

2.

Il n’y avait plus un souffle de vent, et la chaleur devenait accablante. Affalés sur le pont, la plupart des marins sommeillaient. Même le capitaine s’était assoupi.

Iker venait de franchir les bornes du désespoir. Cet équipage de bandits était décidé à le supprimer, quoi qu’il advînt, et il ne disposait d’aucune possibilité de s’enfuir.

Le jeune homme était terrorisé à l’idée d’être englouti par la mer, loin de l’Égypte, sans le moindre rite, sans sépulture. Au-delà de la mort physique, ce serait l’anéantissement, le châtiment réservé aux criminels.

Quel forfait avait-il commis pour mériter un tel sort ?

Iker n’était ni un assassin ni un voleur, il ne pouvait être accusé ni de mensonge ni de paresse. Néanmoins, il se trouvait là, condamné au pire.

Dans le lointain, la surface de l’eau scintillait. Iker crut qu’il s’agissait d’un simple jeu de reflets, mais le phénomène prit de l’ampleur. Une sorte de barre se mit à grossir, aussi vite qu’un fauve se jetant sur sa proie. Au même moment, des centaines de petits nuages, surgis de nulle part, envahirent le ciel pour former une masse noire et compacte.

Brutalement arraché à sa torpeur, le capitaine, incrédule, contemplait ce déchaînement de forces.

—  Rien n’annonçait cette tempête, murmura-t-il, abasourdi.

—  Réveille-toi et distribue tes consignes, exigea Œil-de-Tortue.

—  Les voiles… Ramenez les voiles ! Tout le monde à son poste !

Le tonnerre gronda avec une telle violence que la plupart des marins restèrent figés.

—  Il faut sacrifier le gamin, rappela Couteau-tranchant.

—  Occupe-t’en, ordonna le capitaine.

Dès qu’il serait détaché, Iker se battrait. Certes, il n’avait aucune chance de terrasser son adversaire, mais il mourrait dignement.

—  Je préfère te trancher d’abord la gorge, annonça le marin. Tu seras encore un peu vivant quand je te jetterai pardessus bord, et le dieu de la mer sera satisfait.

Iker ne put détacher son regard de la lame de silex qui allait lui ôter la vie.

À l’instant où elle entaillait sa chair, un éclair perça les nuées et se transforma en une langue de feu qui embrasa Couteau-tranchant. Le marin s’effondra en hurlant.

—  La vague, hurla Œil-de-Tortue, la vague est monstrueuse !

Un mur d’eau se ruait vers le bateau.

Aucun des marins, pourtant tous expérimentés, n’avait jamais vu pareille horreur. Tétanisés, conscients de l’inutilité de leurs gestes, ils restèrent inertes, les bras ballants, les yeux rivés sur la vague qui s’abattit sur Le Rapide avec un grondement terrifiant.

Les doigts de sa main droite grattèrent quelque chose de mou et d’humide.

Du sable… Oui, ce devait être du sable.

Ainsi, le sol de l’autre monde était un désert inondé par la mer insatiable, sans doute peuplé d’affreuses créatures qui dévoraient les condamnés.

S’il avait encore une main, Iker possédait peut-être aussi un pied, voire deux.

Ils remuèrent, sa main gauche aussi.

Et le jeune homme osa ouvrir les yeux, puis lever la tête.

Une plage.

Une magnifique plage de sable blanc. Non loin, de nombreux arbres.

Mais pourquoi son corps pesait-il aussi lourd ?

Iker s’aperçut qu’il était encore attaché, par la taille, à un fragment du mât. Il se dégagea avec peine et se mit lentement debout, se demandant encore s’il était mort ou vivant.

Au large dérivaient les restes disloqués du Rapide. La vague géante avait arraché le mât et Iker pour les emporter jusqu’à cette île inondée de soleil, à la végétation luxuriante.

Le jeune homme ne souffrait que d’égratignures et de contusions.

Vacillant, il fit le tour de l’île. Quelques marins avaient peut-être bénéficié de la même chance que lui. En ce cas, il devait être prêt à combattre !

Mais la plage était déserte. Le bateau et son équipage avaient été engloutis par une mer en furie. Seul survivant : Iker, offrande promise à la dévoreuse.

La faim le tenaillait.

En s’aventurant au centre de l’île, il découvrit des palmiers-dattiers, des figuiers, de la vigne et même un jardin où poussaient des concombres, près d’une source à l’eau très claire.

Iker se gava de fruits avant de songer qu’il n’était donc pas le seul habitant de ce lopin de terre perdu au milieu des flots.

Pourquoi l’autre – ou les autres – se cachait-il et quel serait son comportement vis-à-vis de l’intrus ?

La peur au ventre, Iker explora les lieux.

Personne.

Et pas la moindre trace d’un habitant. Son seul compagnon était son cœur. Mais un garçon de quinze ans aurait tôt fait d’épuiser sa provision de souvenirs.

Épuisé par trop d’émotions, il s’endormit à l’ombre d’un sycomore.

Dès son réveil, Iker inspecta son domaine une seconde fois, sans davantage de résultats. Il s’aperçut que de gros poissons n’hésitaient pas à venir près de la plage et formaient ainsi des proies faciles. Avec une branche et le reste du cordage, le jeune homme fabriqua une canne à pêche et se servit d’un ver de terre comme appât. À peine son hameçon rudimentaire trempait-il dans l’eau qu’une sorte de perche s’y embrocha.

Ici, le rescapé ne risquait pas de mourir de faim.

Encore fallait-il allumer un feu sans disposer du matériel habituel en Égypte, dont l’élément principal était un archet ou un foret à arçon. Par chance, Iker dénicha un morceau de bois tendre et un autre allongé et pointu qu’il enfonça dans le premier, bloqué avec ses genoux. En imprimant au second le mouvement de rotation le plus rapide possible, il parvint à provoquer un échauffement tel qu’une étincelle jaillit. Il la nourrit aussitôt avec des nervures de palmier bien sèches et fit griller son poisson.

Avant de le déguster, il devait accomplir un devoir essentiel : remercier les dieux de lui avoir sauvé la vie.

À l’instant où Iker élevait les mains au-dessus de la flamme en un geste de prière, le tonnerre se déchaîna, les arbres vacillèrent et la terre trembla.

Terrorisé, le jeune homme voulut s’enfuir. Il trébucha, sa tête heurta violemment le tronc d’un figuier.

 

 

3.

Des éclairs, un ciel en feu, un serpent gigantesque à la peau dorée et aux sourcils de lapis-lazuli ! Cette fois, Iker était bel et bien mort, et un monstrueux génie de l’autre monde s’avançait vers lui pour le broyer.

Mais le reptile s’immobilisa et se contenta de l’observer.

—  Pourquoi as-tu allumé ce feu, petit homme ?

—  Pour… pour te rendre hommage !

—  Qui t’a amené ici ?

—  Personne, c’est une vague… Le bateau, les marins… Et puis…

—  Dis toute la vérité et réponds sans tarder. Sinon, je te réduis en cendres.

—  Des pirates m’ont enlevé, en Égypte, et ils comptaient me jeter vivant dans la mer afin de l’apaiser ! Mais le capitaine n’a pas su prévoir une violente tempête. Le navire a été détruit, je suis le seul rescapé.

—  C’est Dieu qui t’a sauvé de la mort, affirma le serpent. Cette île est celle du ka, la puissance créatrice, la sève de l’univers. Rien n’existe sans elle. Mais ce domaine a été frappé par une étoile tombée du sommet du ciel, et tout s’est embrasé.

Moi, le maître de la terre divine, du merveilleux pays de Pount, Je n’ai pu empêcher la fin de ce monde. Et toi, sauveras-tu le tien ?

Une brûlure réveilla Iker.

Le feu s’était communiqué à un buisson et les flammes léchaient les mollets du jeune homme.

Tout en s’écartant, il constata qu’aucun serpent géant ne rôdait dans les parages. Puis il s’occupa d’éteindre le début d’incendie.

Quel rêve étrange… Iker aurait juré que le reptile n’était pas une illusion et qu’il lui avait réellement parlé, avec une voix qui ne ressemblait à rien de connu et dont il se souviendrait à jamais. Les dernières flammèches disparues, le jeune homme se dirigea vers la source.

Sur le sol, deux caisses.

Iker se frotta les yeux.

Les caisses étaient toujours là. Il s’en approcha avec lenteur, comme si elles constituaient une menace.

Quelqu’un jouait avec ses nerfs.

Quelqu’un qui se cachait dans la végétation et venait d’en extraire ce butin provenant du Rapide ou d’un autre navire. Quelqu’un qui ne tarderait plus à se débarrasser de l’intrus pour ne pas avoir à partager son trésor.

— Tu n’as rien à craindre de moi, hurla Iker, ta fortune ne m’intéresse pas ! Au lieu de nous affronter, coopérons pour survivre !

Personne ne répondit.

Iker réexplora la petite île, changeant sans cesse de direction, revenant sur ses pas, accélérant l’allure ou la ralentissant brusquement. Tous les sens en éveil, il guettait le moindre signe île la présence d’un éventuel adversaire.

En pure perte.

Aussi dut-il se rendre à l’évidence : il était bien le seul habitant de l’île.

Mais ces caisses… Sans doute ne les avait-il pas remarquées.

Elles devaient provenir d’un précédent naufrage, et c’était une vague qui les avait apportées là.

Restait à les ouvrir.

Elles contenaient des sachets de lin et des flacons en faïence d’où se dégageait une odeur agréable. Sans doute des parfums précieux qui valaient une petite fortune.

Iker avait-il vraiment échappé à la mort ? Sur l’île, elle semblait moins brutale que sur le bateau des pirates, pourtant le destin n’apparaissait pas plus favorable. Certes, il pourrait subsister plusieurs mois, peut-être plusieurs années, mais la solitude ne finirait-elle pas par le rendre fou ? Et si la source se tarissait, et si la pêche devenait improductive ? Pour construire un radeau solide, il lui aurait fallu des outils. Cependant, voguer sur cette mer inconnue à bord d’un frêle esquif, n’était-ce pas suicidaire ?

Le jeune homme ne cessait de penser aux révélations du serpent, maître du merveilleux pays de Pount. Comment cette île minuscule pouvait-elle être la terre divine regorgeant de fabuleuses richesses, tant convoitées ?

Absurde !

Le reptile doré n’avait existé que dans l’imagination du rescapé. Mais pourquoi évoquer la nécessité de sauver son monde ? Puisqu’un pharaon régnait, l’Égypte n’était pas en péril !

L’Égypte, si lointaine, si inaccessible ! Iker songeait à son hameau, proche du sanctuaire de Médamoud, un lieu mystérieux au nord de Thèbes. Grâce au vieux scribe qui l’avait recueilli, le jeune homme ne participait que rarement aux travaux des champs et se consacrait à la lecture et à l’écriture. Ce privilège lui attirait bien des jalousies dont il se moquait, car apprendre lui nourrissait l’âme.

Iker traça dans le sable de la plage les hiéroglyphes qu’il maîtrisait. Ils formaient une phrase vantant le métier de scribe. Puis il assista au coucher du soleil, contempla longuement le ciel étoilé et s’endormit avec l’espoir, mêlé de crainte, de revoir le serpent gigantesque. Il eut envie de manger du poisson grillé.

Équipé de sa canne à pêche, Iker marcha vers la plage.

Stupéfait, il constata qu’elle avait été recouverte par la mer.

Phénomène passager, sans nul doute.

Il lança quand même sa ligne, à plusieurs reprises, mais aucun poisson ne mordit. Étonné, il plongea et nagea longtemps sans en repérer un seul.

En reprenant pied, Iker remarqua que la mer continuait à monter. À moins que l’île ne s’enfonçât…

Immobile, le jeune homme vit le flot atteindre ses mollets, puis ses genoux, puis le haut de ses cuisses. À cette vitesse-là, l’île du ka ne tarderait pas à disparaître.

Pris de panique, Iker grimpa au sommet du plus haut palmier, s’écorchant les mains et les pieds.

Tremblant, le souffle court, il crut être victime d’un nouveau rêve en apercevant une voile blanche dans l’immensité bleue.

 

4.

De toute la force de ses poumons, Iker appela à l’aide en agitant frénétiquement la main droite.

Peine perdue et geste dérisoire… Le bateau croisait au large, bien trop loin pour l’apercevoir.

Pourtant, le jeune homme s’obstina. Si la vigie avait une vue perçante, peut-être le repérerait-elle. Et cette île qui s’enfonçait n’attirerait-elle pas la curiosité de l’équipage ?

Un instant, Iker crut que le bâtiment changeait de route et se rapprochait. Mais il dut déchanter et préféra fermer les yeux. Cette fois, il n’y aurait pas de tempête et de vague monstrueuse pour le sauver. L’eau atteindrait sa poitrine, son visage, et il se laisserait couler dans ce linceul bleu et tiède.

L’envie de vivre restait pourtant si forte qu’il rouvrit les yeux.

Cette fois, plus aucun doute ! Le bateau se dirigeait vers l’île.

Iker gesticula et cria.

C’était un navire de dimensions modestes, avec une vingtaine de marins à son bord. Comme la mer léchait le bas du palmier, le jeune homme effectua une descente rapide et nagea vers ses sauveurs aussi vite qu’il le put.

Des bras puissants hissèrent Iker qui se trouva face à un homme trapu, au faciès hostile.

Il y a des caisses qui flottent, là-bas ! Récupérez-les. Toi, qui es-tu ?

Je m’appelle Iker et je suis le seul survivant d’un naufrage.

—  Le nom du bateau ?

—  Le Rapide… Cent vingt coudées de long, quarante de large, cent vingt hommes d’équipage.

—  Jamais entendu parler. Comment ça s’est produit ?

—  Une énorme vague nous a engloutis ! Et je me suis retrouvé seul, sur cette île qui est en train de disparaître.

Ébahis, les marins regardèrent la mer recouvrir le sommet des arbres.

—       Si je ne voyais pas ça de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru, avoua le capitaine. De quel port es-tu parti ?

—  Je l’ignore.

—  Tu te moques de moi, garçon ?

—  Non, j’ai été enlevé, assommé, et lorsque je me suis réveillé, j’étais attaché au mât. Le capitaine m’a expliqué que je devais être jeté dans les flots pour apaiser leur fureur.

—  Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

—  Parce que la tempête l’a pris au dépourvu ! Un marin a bien tenté de me sacrifier, mais la vague fut la plus rapide.

Constatant le scepticisme de son interlocuteur, Iker évita de lui parler de l’apparition du serpent et de ses révélations.

—  Plutôt bizarre, ton histoire… Aucun autre rescapé, tu en es sûr ?

—  Aucun.

—  Et ces caisses, que contiennent-elles ?

—  Je l’ignore, répondit prudemment Iker, constatant qu’elles s’étaient refermées.

—  On verra ça plus tard. Je t’ai sauvé la vie, ne l’oublie

pas. Et ton histoire ne tient pas debout. Personne n’a jamais vu un bâtiment qui s’appelle Le Rapide. Ces caisses, tu les avais repérées depuis longtemps, n’est-ce pas ? Et tu t’es débarrassé de leur propriétaire. Mais l’affaire a mal tourné, le navire s’est abîmé en mer et tu t’es montré assez astucieux pour t’en tirer avec ton butin.

—  Je vous ai dit la vérité ! On m’a enlevé, on…

—  Suffit, mon garçon, je ne suis pas du genre naïf. Moi, tu ne me berneras pas. Surtout, ne tente pas de résister.

Sur un signe de leur capitaine, deux marins s’emparèrent d’Iker, lui lièrent les mains dans le dos et lui attachèrent les pieds au bastingage.

Le port grouillait d’embarcations. Manœuvrant avec habileté, le capitaine accosta en douceur. Iker n’osait pas encore croire qu’il était sain et sauf. Sans doute le sort qu’on lui réservait n’avait-il rien d’attrayant.

Le capitaine s’approcha.

—  À ta place, garçon, je me ferais discret, très discret. Naufrageur, voleur, peut-être assassin… Ça fait beaucoup pour un seul brigand, non ?

—  Je suis innocent. La victime, c’est moi !

—  Bien sûr, bien sûr, mais les faits sont têtus, et l’opinion du juge sera vite établie. Fais le malin, et tu n’échapperas pas à la peine de mort.

—  Mais je n’ai rien à me reprocher !

—  Pas avec moi, gamin. Voici ce que je te propose, c’est à prendre ou à laisser : soit je garde les caisses et on ne s’est jamais vus, soit je t’emmène au poste de police et tout mon équipage témoignera contre toi. Choisis, et vite !

Choisir… Quelle ironie !

—  Gardez les caisses.

—  Bien, l’ami, tu es raisonnable ! Tu perds ton butin, mais tu sauves ta vie. La prochaine fois que tu tenteras un coup comme celui-là, tâche de t’organiser un peu mieux. Surtout, n’oublie pas : on ne s’est jamais rencontrés.

Le capitaine banda les yeux d’Iker. Deux marins ne lui détachèrent que les pieds et le firent descendre à terre. Puis on l’obligea à marcher vite et longtemps, très longtemps.

—  Où m’emmenez-vous ?

—  Tais-toi ou on t’assomme.

Trempé de sueur, Iker éprouvait de plus en plus de difficulté à suivre le rythme. Les tortionnaires ne l’éloignaient-ils pas du port pour le supprimer dans une zone déserte ?

—  À boire, par pitié !

On ne lui répondit même pas.

Jamais Iker ne se serait cru capable de tenir bon. En lui, une force inconnue refusait de céder à l’épuisement.

Soudain, on le poussa violemment dans le dos.

Il dévala un talus, des épineux lui lacérèrent les chairs.

Enfin, la chute s’acheva dans du sable mou. Exténué, la langue sèche, Iker allait mourir de soif.

 

5.

On lui mangeait les cheveux.

La douleur fut telle qu’Iker sursauta.

Effrayée, la chèvre recula.

—  Tu lui ôtes le pain de la bouche, déplora un berger hirsute. Une belle bête comme ça ! Tu aurais pu attendre qu’elle soit rassasiée.

—  Détache-moi, je t’en prie, et donne-moi à boire !

—  Te donner à boire, peut-être, mais te détacher… D’où sors-tu ? Je ne t’ai jamais vu dans le coin.

—  Des pirates m’ont enlevé.

—  Des pirates, ici, en plein désert ?

—  Je me trouvais sur un bateau, ils m’ont obligé à descendre et à faire un long chemin.

Le berger se gratta la tête.

—  J’ai entendu des histoires plus crédibles ! Ne serais-tu pas un prisonnier évadé ?

Les nerfs du jeune homme cédèrent, il sanglota.

Personne ne le croirait donc jamais ?

—  Remarque, poursuivit le berger, tu n’as pas l’air très

dangereux. Mais avec tous ces pillards qui traînent dans les parages, mieux vaut se montrer prudent. Tiens, bois un peu.

L’eau de la gourde n’était pas fraîche, mais Iker l’absorba avec avidité.

—   Doucement, doucement ! Je t’en redonnerai tout à l’heure. Je vais te conduire chez le maire de mon village. Lui, il saura ce qu’il faut faire de toi.

Le jeune homme suivit docilement le troupeau de chèvres. À quoi servirait-il de s’enfuir, sinon à prouver sa culpabilité ? C’était à lui de convaincre l’édile de sa bonne foi.

Dès qu’ils aperçurent l’étranger, les enfants coururent à ses côtés.

—        C’est sûrement un bandit ! s’exclama l’un d’eux. Regarde, c’est le berger qui l’a capturé, il va demander une bonne prime !

L’interpellé leva son bâton pour effrayer la marmaille, mais elle ne lâcha pas prise. Et ce fut dans un grand concert de rires et de piaillements que le cortège parvint devant la maison du maire.

—  Qu’est-ce qui se passe, ici ?

—  J’ai déniché ce garçon dans le désert, expliqua le berger. Comme il avait les mains liées derrière le dos, je me suis méfié. J’ai droit à une récompense, non ?

—  On verra ça plus tard. Toi, entre.

Iker obéit.

Brutal, le maire le poussa dans une petite salle où était assis un homme maigre armé d’un gourdin.

—  Tu tombes bien, garnement ! J’étais justement en train de discuter avec un policier. Quel est ton nom ?

—  Iker.

—  Qui t’a lié les mains ?

—  Des marins qui m’ont recueilli sur une île déserte avant de m’abandonner non loin d’ici pour que je meure de soif.

—   Cesse immédiatement de raconter des sornettes ! Tu n’es probablement qu’un petit voleur qui croyait échapper au châtiment. Quel larcin as-tu commis ?

—  Aucun, je vous assure !

—  Une bonne bastonnade va te redonner la mémoire.

—  Écoutons-le quand même, recommanda le policier.

—  Si vous avez du temps à perdre… Bon, réglez cette affaire. Moi, je dois m’occuper de mes greniers. Avant d’emmener ce petit bandit, laissez-moi un procès-verbal, pour la forme.

—  Bien entendu.

Iker se préparait à recevoir des coups de gourdin, mais que pouvait-il dire d’autre que la vérité ?

—  Donne-moi davantage de détails, exigea le policier.

—  À quoi bon, puisque vous ne me croirez pas ?

—  Qu’en sais-tu ? J’ai l’habitude d’identifier les menteurs. Si tu es sincère, tu n’as rien à craindre.

La voix mal assurée, Iker raconta ses mésaventures, en omettant le rêve au cours duquel il avait vu apparaître le grand serpent.

Le policier l’écouta avec attention.

—  Tu étais donc le seul survivant, et cette île a disparu dans les flots ?

—  Exact.

—  Et tes sauveteurs ont gardé les caisses ?

—  En effet.

—  Comment s’appelait leur bateau ?

—  Je l’ignore.

—  Et leur capitaine ?

—  Je l’ignore aussi.

En répondant, Iker prit conscience que son récit ne tenait pas debout. Aucun être sensé ne pouvait lui accorder le moindre crédit.

—  D’où es-tu originaire ?

—  De la région de Médamoud.

—  Tu as de la famille, là-bas ?

—  Non. C’est un vieux scribe qui m’a hébergé et appris les rudiments du métier.

Tu prétends lire et écrire… Prouve-le-moi.

Le policier présenta au prisonnier une tablette de bois et un pinceau qu’il trempa dans de l’encre noire.

J’ai les mains liées, rappela Iker.

Je vais le détacher, mais n’oublie pas que je sais manier le gourdin.

D’une écriture appliquée, le jeune homme écrivit : « Mon nom est Iker et je n’ai commis aucun forfait. »

Parfait, estima le policier. Tu n’es donc pas un menteur.

Vous… vous me croyez ?

Pourquoi en serait-il autrement ? Je te l’ai dit, j’ai l’habitude de différencier les gens sincères des fabulateurs.

—   Alors, je… je suis libre ?

—  Retourne chez toi en t’estimant heureux d’être sorti vivant de telles péripéties.

—   Arrêterez-vous les pirates qui voulaient ma mort ?

—  On s’occupera d’eux, c’est certain.

Iker n’osait pas sortir de la pièce. Le policier commençait à rédiger son procès-verbal.

—   Eh bien, garçon, qu’est-ce que tu attends ?

—   J’ai un peu peur des villageois.

Le policier interpella l’un des badauds qui s’étaient agglutinés devant la maison du maire.

—   Toi, donne-lui une natte et de l’eau.

Dûment équipé pour le voyage, Iker se sentait aussi perdu que sur l’île du ka. Était-il vraiment libre, avait-il vraiment le droit de regagner son village ?

Le policier le regarda partir.

Sans attendre le retour du maire, il quitta précipitamment les lieux pour rejoindre ses camarades qui sillonnaient les environs, à la recherche de renseignements sur l’équipage du Rapide.

Pas plus que lui-même, ils n’appartenaient à la police du désert.

 

 

6.

En plein midi, le soleil brûlant de l’été transformait le désert de l’Est en fournaise. Les rares créatures qui parvenaient à survivre dans cet enfer, tels serpents et scorpions, s’étaient enfouies sous le sable.

Pourtant, le petit groupe de cinq hommes continuait à avancer. En tête marchait un personnage longiligne qui dépassait ses subordonnés d’une bonne tête. Barbu, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, les lèvres charnues, il semblait insensible à la chaleur. La tête couverte d’un turban, vêtu d’une tunique de laine descendant jusqu’aux chevilles, il progressait d’un pas égal.

—  On n’en peut plus, se plaignit l’un des suiveurs.

Comme ses compagnons, c’était un repris de justice condamné pour vol. Sous l’impulsion du grand barbu, il s’était enfui de la ferme où il purgeait la fin de sa peine sous forme de diverses corvées.

—  Nous ne sommes pas encore au cœur du désert, estima le meneur.

—  Que veux-tu de plus ?

—  Contente-toi de m’obéir et ton avenir sera radieux.

Moi, Je rebrousse chemin.

La police t’arrêtera et te remettra en prison, l’avertit un rouquin qui s’appelait Shah, « le Tordu ».

—  Ça vaudra mieux que cet enfer ! Dans ma geôle, on me donnera à manger et à boire, et je n’aurai pas à marcher indéfiniment pour aller vers nulle part !

Le barbu fixa le contestataire avec dédain.

—  Oublies-tu qui je suis ?

—          Un fou qui se croit investi d’une mission sacrée !

—  Tous les dieux m’ont parlé, c’est vrai, et leurs voix ne font aujourd’hui plus qu’une, car moi seul détiens la vérité. Et tous ceux qui s’opposent à moi disparaîtront.

—  On t’a suivi parce que tu nous as promis la fortune ! Et ce n’est sûrement pas ici qu’on la trouvera.

—  Je suis l’Annonciateur. Ceux qui auront foi en moi deviendront riches et puissants, les autres mourront.

—  Tes discours me fatiguent. Tu nous as trompés et tu refuses de le reconnaître, voilà tout !

— Comment oses-tu injurier l’Annonciateur ? Repens-toi immédiatement !

—  Adieu, pauvre dément.

L’homme rebroussa chemin.

—  Shab, tue-le, ordonna calmement l’Annonciateur.

Le rouquin parut gêné.

—  Il est venu avec nous, il…

—  Étrangle-le, et que sa misérable dépouille serve de nourriture aux prédateurs. Ensuite, je vous amènerai à l’endroit où vous aurez la révélation. Alors, vous comprendrez vraiment qui je suis.

Le Tordu n’en était pas à son premier meurtre. Il attaquait toujours par-derrière et plantait dans le cou de sa victime la lame acérée d’un couteau de silex.

Subjugué par le grand barbu dès leur première rencontre, il avait la certitude que ce chef de bande à la parole coupante comme un rasoir le mènerait loin.

Sans se hâter, le rouquin rattrapa le fuyard, l’exécuta proprement et regagna le petit groupe.

—  Il faudra marcher encore longtemps ? demanda-t-il.

—  N’aie crainte, répondit l’Annonciateur, et contente-toi de me suivre.

Terrorisés par la scène à laquelle ils venaient d’assister, les deux autres voleurs n’osèrent pas émettre la moindre protestation. Eux aussi étaient subjugués par leur guide.

Nulle goutte de sueur ne perlait au front de l’Annonciateur, nulle sensation de fatigue n’affectait sa démarche. Et il donnait l’impression de savoir parfaitement où il allait.

Au milieu de l’après-midi, au moment où ses compagnons étaient sur le point de défaillir, il s’immobilisa.

—  C’est ici, déclara-t-il. Regardez bien le sol.

Le désert avait changé. Çà et là, des plaques blanchâtres.

—  Gratte et goûte, Shab.

Le rouquin s’agenouilla.

—  C’est du sel.

—  Non, c’est l’écume du dieu Seth qui jaillit des profondeurs du sol. Elle m’est destinée pour que je devienne plus fort et plus impitoyable que Seth lui-même. Cette flamme détruira les temples et les cultures, elle anéantira la puissance du pharaon pour que règne la vraie foi, celle que je vais propager sur toute la terre.

—  On a soif, rappela l’un des voleurs, et ce n’est pas ça qui va nous désaltérer !

—  Shab, donne-m’en une grande quantité.

Sous le regard ébahi de ses trois suiveurs, l’Annonciateur absorba tellement de sel que sa langue et sa bouche auraient dû être en feu !

—  Il n’existe pas de meilleur breuvage, affirma-t-il.

Le plus jeune des brigands détacha un morceau de croûte et le mâcha.

Il poussa un cri déchirant et se roula sur le sol avec l’espoir d’éteindre la brûlure qui le dévorait.

Personne d’autre que mol n’est habilité à décréter la volonté de Dieu, précisa l’Annonciateur, et quiconque tenterait de rivaliser connaîtra le même sort. Il est juste que cet impie périsse.

Le malheureux eut encore quelques soubresauts, puis il se raidit.

Les deux disciples survivants se prosternèrent devant leur maître.

Seigneur, implora Shab le Tordu, nous ne disposons pas de tes pouvoirs et nous reconnaissons ta grandeur… Mais nous sommes assoiffés ! Peux-tu soulager notre souffrance ?

Dieu m’a élu pour favoriser les vrais croyants. Creusez, et vous serez satisfaits.

Le rouquin et son acolyte creusèrent avec frénésie.

Bientôt, ils dégagèrent les rebords d’un puits. Encouragés par cette découverte, ils atteignirent une couche de pierres sèches qu’ils ôtèrent en un temps record.

Et l’eau apparut.

De la ceinture de leurs tuniques, ils firent une corde à laquelle ils attachèrent une gourde.

Quand le Tordu la remonta pleine, il l’offrit à l’Annonciateur.

—   Seigneur, vous d’abord !

—  Le feu de Seth me suffit.

Shab et son compagnon s’humectèrent les lèvres, puis burent à petites gorgées avant de se mouiller les cheveux et la nuque.

—  Dès que vous aurez repris des forces, décréta l’Annonciateur, nous commencerons notre conquête. La grande guerre vient de débuter.

 

7.

Sobek le Protecteur [3] chef de la garde personnelle du pharaon Sésostris, se montrait d’une nervosité inhabituelle. Pour assurer la sécurité du monarque, il n’utilisait les services que de six policiers. Il les jugeait beaucoup plus efficaces qu’un bataillon de soldats plus ou moins vigilants, car ces six hommes ressemblaient à des fauves, sans cesse en alerte et prêts à bondir au moindre danger. Et Sobek le Protecteur ne se contentait pas de commander : aussi athlétique, rapide et puissant que ses subordonnés, il participait aux entraînements quotidiens au cours desquels personne ne retenait ses coups.

À Memphis, la capitale, protéger le monarque posait déjà mille et un problèmes. Ici, à Abydos, en terrain inconnu, il fallait s’attendre à des dangers inédits.

Pendant le voyage en bateau[4], aucun incident. Au débarcadère, seuls quelques prêtres sans armes avaient accueilli le pharaon, qui s’était aussitôt rendu au temple d’Osiris.

Âgé de cinquante ans, haut de plus de deux mètres[5], le roi était un colosse au visage sévère. Troisième de la lignée des Sésostris, il portait les noms de « Divin de transformations », « Divin de naissance », « Celui qui se transforme », « La puissance de la lumière divine apparaît en gloire » et de « L’homme de la puissante déesse [6] ».

Au cours de ses cinq premières années de règne, malgré une autorité incontestable, Sésostris n’avait pas réussi à se rallier quelques chefs de province dont la richesse leur permettait d’entretenir des forces armées et de se comporter, sur leur territoire, comme de véritables souverains.

Sobek le Protecteur redoutait une intervention de leurs soudards. Sésostris ne leur apparaissait-il pas comme un gêneur qui, tôt ou tard, remettrait en cause leur indépendance ? Le déplacement à Abydos, territoire sacré dépourvu de rôle économique, avait été tenu secret. Mais pouvait-on réellement garder un secret au palais de Memphis ? Persuadé du contraire, le policier avait vainement tenté de convaincre le roi de renoncer à ce voyage.

—  Rien à signaler ?

—  Rien, chef, lui répondirent ses hommes l’un après l’autre.

—  L’endroit est désert et silencieux, ajouta l’un d’eux.

—  Normal pour le domaine d’Osiris, observa Sobek le Protecteur. Disposez-vous aux bons endroits et interceptez sans ménagement quiconque tentera de s’approcher.

—  Même un prêtre ?

—  Aucune exception.

« La Grande Terre » était le nom traditionnel du territoire réservé à Osiris, le dieu qui détenait le secret de la résurrection. 

Premier souverain d’Égypte, c’est lui qui avait jeté les bases de la civilisation pharaonique. Assassiné mais vainqueur de la mort, il régnait à présent sur les « justes de voix », et seule la célébration de ses mystères conférait à son héritier, le pharaon, sa dimension surnaturelle et sa capacité à maintenir les liens avec les puissances créatrices. Sans l’accomplissement des rites osiriens, l’Égypte ne survivrait pas.

Quelques champs fertiles où poussaient les meilleurs oignons du pays, quelques maisons modestes disposées le long d’un canal, le désert que fermait une longue falaise, un grand lac entouré d’arbres, un bois d’acacias, un petit temple, des chapelles, des stèles, les tombes des premiers pharaons et celle d’Osiris : tel se présentait le site d’Abydos, hors du temps, hors de l’Histoire.

Ici se trouvaient l’île des Justes et la porte du ciel que gardaient les étoiles.

Sésostris pénétra dans la petite salle où l’attendaient les prêtres permanents. Tous se levèrent et s’inclinèrent.

—  Merci d’être venu si vite, Majesté, dit le supérieur, un homme âgé à la voix lente.

—  Ta lettre évoquait un grand malheur.

—  Vous allez pouvoir le constater par vous-même.

Quand le supérieur et le pharaon sortirent du temple,

Sobek le Protecteur et l’un de ses subordonnés voulurent les escorter.

—  Impossible, objecta le prêtre. L’endroit où nous nous rendons est interdit aux profanes.

—  C’est trop imprudent ! Si jamais…

—  Nul ne peut violer la loi d’Abydos, trancha Sésostris.

Le roi ôta les bracelets d’or qu’il portait aux poignets et les confia à Sobek. Sur le territoire sacré d’Osiris, il fallait se dépouiller de tout métal.

Rongé par l’inquiétude, le policier regarda s’éloigner les deux hommes, qui longèrent le Lac de Vie entouré d’arbres puis empruntèrent un chemin bordé de stèles et de chapelles pour atteindre le bois sacré de Péker, centre vital et secret du pays.

En son cœur, un acacia.

L’arbre qui, en poussant sur la tombe d’Osiris, avait fait comprendre à ses fidèles que le souverain des justes de voix était ressuscité.

Sésostris perçut aussitôt l’ampleur du désastre : l’acacia dépérissait.

—  Quand Osiris renaît, rappela le supérieur, l’acacia se couvre de feuilles et le pays est prospère. Mais Seth, l’assassin et le perturbateur, tente toujours de le dessécher. Alors, la vie quitte les vivants. Si l’acacia meurt, la violence, la haine et la destruction régneront sur cette terre.

Par sa présence dans cet arbre, Osiris unissait le ciel, la terre et les espaces souterrains. En lui, la mort se joignait à la vie, et une autre vie, lumineuse, les englobait.

—  As-tu, chaque jour, arrosé le pied d’eau et de lait ?

—  Je n’ai pas manqué à mes devoirs, Majesté.

—  Donc, un être maléfique sait manipuler la puissance de Seth et l’utilise contre Osiris et contre l’Égypte.

—  Les textes précisent que cet acacia plonge ses racines dans l’océan primordial et y puise l’énergie qui l’anime. Seul un or approprié pourrait guérir l’arbre.

—  Sait-on où il se trouve ?

—  Non, Majesté.

—  Je le découvrirai. Et je connais le moyen de ralentir, sinon de stopper, la dégénérescence de l’acacia : je bâtirai un temple et une demeure d’éternité à Abydos. Ils produiront une magie efficace qui freinera le processus et nous donnera le temps, espérons-le, d’obtenir le remède.

—  Majesté, le collège de prêtres sera trop peu nombreux pour…

—  Je ferai venir des ritualistes et des bâtisseurs qui se consacreront exclusivement à cette tâche. Tous seront soumis au secret absolu.

Soudain, une hypothèse absurde traversa l’esprit du roi.

—  Quelqu’un aurait-il tenté de s’emparer du vase sacré ?

Le prêtre pâlit.

—  Majesté, vous savez bien que c’est impossible !

—  Vérifions quand même.

Sésostris constata que la porte du tombeau d’Osiris était hermétiquement close et le sceau royal intact. Lui seul pouvait donner l’ordre de le briser et de pénétrer dans ce sanctuaire.

—  Même si un insensé forçait cette porte, rappela le supérieur, il ne parviendrait pas à s’approcher du vase et encore moins à le prendre en main.

—  Abydos n’est pas suffisamment protégé, estima le monarque. Désormais, des soldats veilleront sur le site.

—  Majesté, aucun profane ne peut…

—  Je connais la loi d’Abydos, puisque j’en suis le dépositaire et le garant. Aucun profane ne souillera le domaine d’Osiris, mais tous les chemins qui y mènent seront sous surveillance.

Du haut de la butte sacrée, Sésostris contempla l’espace sacré où se jouait le sort de son pays, de son peuple et, plus encore, d’une certaine vision de l’ultime réalité.

En montant sur le trône, il savait que sa tâche ne serait pas facile à cause de l’ampleur des réformes nécessaires. Mais il n’imaginait pas que son principal adversaire serait la nouvelle mort d’Osiris.

D’un pas déterminé, Sésostris s’engagea dans le désert vers une zone vierge située entre des dunes de sable et la limite des cultures.

Indifférent aux morsures du soleil, le pharaon voyait.

Il voyait s’édifier là deux édifices, son temple et sa demeure d’éternité, qui retarderaient l’échéance fatale en jouant le rôle d’une digue contre les forces des ténèbres.

Quel était le responsable de cette agression aussi imprévisible que redoutable ? Il faudrait au roi toute la fermeté dont un homme pouvait être capable pour ne pas céder au désespoir et livrer combat à un adversaire encore invisible.

 

8.

Après deux rudes journées de marche, Iker avait eu la chance d’être recueilli par une caravane qui se rendait à Thèbes pour y livrer des marchandises. Le patron s’était d’abord montré réticent à accepter une bouche inutile mais, lorsque le jeune homme lui avait révélé qu’il savait lire, son attitude s’était modifiée.

—  Je possède des tablettes avec des promesses d’achat. Tu pourrais les vérifier ?

—  Montrez-les-moi.

Impatient, le patron ne put s’empêcher de poser la question essentielle :

—  Ça parle bien des responsables du palais qui s’engagent à me payer ?

—  En effet, et vous avez obtenu de bons prix.

—  L’expérience, mon garçon, l’expérience ! Où habites-tu ?

—  À Médamoud.

—  Un petit village de rien du tout ! Qu’est-ce que tu faisais dans le désert ?

—  Vous ne connaîtriez pas deux marins qui s’appellent Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant ?

Le marchand se tâta le menton.

—  Ça ne me dit rien… Le nom de leur bateau ?

—  Le Rapide. Cent vingt coudées de long, quarante de large.

—  Jamais entendu parler. Tu ne raconterais pas n’importe quoi ?

—  Je dois me tromper.

—  C’est sûr ! Le Rapide… Tu penses bien que, si un pareil bateau avait existé, on le saurait ! Que dirais-tu de mettre un peu d’ordre dans ma paperasse ? Avec le fisc, on n’est jamais trop prudent.

Iker s’exécuta, donnant pleine satisfaction à son hôte.

Et le voyage se déroula au rythme des ânes et des haltes au cours desquelles le jeune homme dégusta le poisson séché et les oignons qu’on lui offrait en échange de son travail.

Malgré les questions qui ne cessaient de l’obséder, Iker apprécia le moment où la caravane quitta enfin la piste aride pour s’engager dans une campagne verdoyante animée par des palmeraies. Oubliée la mer dangereuse, oubliées les montagnes menaçantes ! Dans les champs bien irrigués, des paysans récoltaient des légumes.

—  Dis, garçon, tu n’aimerais pas travailler pour moi ? demanda le marchand.

—  Non, je veux retrouver mon professeur pour continuer d’apprendre le métier de scribe.

—  Ah, je te comprends ! On ne gagne pas forcément beaucoup, mais on est respecté. Alors, garçon, bonne chance.

Iker goûta le parfum de l’air et la douce chaleur du printemps. Pressé d’atteindre son village, il marcha vite en empruntant les sentiers qu’il avait tant de fois parcourus pendant son enfance afin de s’isoler et de s’immerger dans la sérénité du paysage. Bien qu’il ne détestât pas jouer avec ses camarades, Iker préférait méditer sur les mystères du monde et les forces invisibles.

Le village de Médamoud se composait de petites maisons blanches bâties sur une éminence et abritées du soleil par des acacias, des palmiers et des tamaris. À l’entrée, un puits que surveillait un gardien qui crut à l’apparition d’un fantôme.

—  Tu n’es pas… tu n’es pas Iker !

—  Mais si, c’est bien moi.

—  Ça alors, Iker… Que t’est-il arrivé ?

—  Rien d’important.

Connaissant la propension du gardien au bavardage, Iker préférait réserver ses confidences à son professeur.

—  Tu devrais peut-être repartir.

—  Repartir ? Je veux rentrer chez moi et poursuivre mes études !

Face à l’indignation du jeune homme, le gardien n’insista pas.

Intrigué, Iker se hâta jusqu’à la demeure du vieux scribe qui l’abritait et l’éduquait. Sur son passage, des gamines cessèrent de jouer avec leurs poupées de chiffon, et des femmes portant des provisions s’immobilisèrent, l’œil soupçonneux.

La porte était close. Des planches obstruaient les fenêtres.

Iker frappa et frappa encore.

—  N’insiste pas, lui recommanda la voisine. Le vieux scribe est mort.

Le ciel tomba sur la tête du jeune homme.

—  Mort… Depuis combien de temps ?

—  Une semaine. Après ton départ, la tristesse l’a rongé.

Iker s’assit sur le seuil et pleura.

En l’enlevant, les pirates avaient tué son père adoptif.

—  Va voir le maire, conseilla la voisine. Il t’en dira davantage.

Malgré son chagrin, Iker perçut l’hostilité du village. Tous, ici le considéraient comme responsable du décès de son maître.

Pour la première fois, le jeune homme ressentit la brûlure insupportable de l’injustice. Mais il expliquerait tout, et cette blessure disparaîtrait.

La tête et le cœur lourds, Iker marcha lentement jusqu’à

la maison du maire qui donnait des instructions aux ouvriers chargés d’entretenir les canaux.

—  On jurerait… notre apprenti scribe ! C’est bien toi ? Quelle surprise ! J’étais pourtant certain de ne plus te revoir.

Le ton du maire, un quinquagénaire rondouillard, était à la fois ironique et mordant. D’un geste méprisant, il congédia les ouvriers.

—  Tu as fait mourir de chagrin ton protecteur, Iker. C’est un crime dont tu auras à répondre devant les dieux. Si j’en avais la possibilité, je t’enverrais en prison.

—  Vous vous trompez, je suis innocent ! Des pirates m’ont enlevé, je ne leur ai échappé que par miracle.

Le maire éclata de rire.

—  Invente quelque chose de plus plausible ! Ou plutôt, tais-toi et va-t’en.

—  Mais… Je voudrais rentrer chez moi !

—  Tu parles de la maison ? Son propriétaire n’a pas rédigé de testament en ta faveur. C’est pourquoi je l’ai réquisitionnée. Les habitants du village te méprisent, tu n’as plus ta place parmi nous.

—  Il faut me croire, j’ai vraiment été enlevé, j’ai…

—  Ça suffit ! J’espère que le remords te pourrira l’âme. Si tu ne pars pas immédiatement, j’ordonne à mes domestiques de t’expulser à coups de bâton. Ah… Ton protecteur souhaitait que je te lègue ce coffret, si jamais tu réapparaissais. Encore une générosité naïve de sa part, mais je suis contraint d’exécuter ses dernières volontés. Quitte Médamoud, Iker, et n’y reviens sous aucun prétexte.

Serrant le coffret contre sa poitrine, Iker attendit d’être loin du village pour l’ouvrir. Il s’aperçut que le verrou en bois avait été brisé.

À l’intérieur, un petit papyrus roulé et scellé.

Le sceau, lui aussi, avait été rompu et reconstitué maladroitement.

En quelques lignes, le vieux scribe maudissait son élève et lui promettait mille châtiments. Mais Iker connaissait suffisamment l’écriture de son professeur pour constater qu’elle avait été imitée de manière grossière.

Sur le fond du coffret, une mince couche de plâtre. À l’ombre d’un tamaris, le jeune homme la gratta avec un morceau de bois.

Apparut un message qui lui dilata le cœur :

Je sais que tu ne t’es pas enfui comme un voleur. Je prie pour que tu sois sain et sauf. Mon existence s’achève, je forme des vœux afin que tu deviennes un bon scribe. Si tu reviens à Médamoud, j’espère que ce brigand de maire te remettra le testament par lequel je te lègue ma maison et ce coffret qui contient mes plus beaux calames. Mais un étranger est venu ici. Le maire s’entend à merveille avec lui. Je sens rôder des forces obscures, c’est pourquoi je préfère dissimuler ce message selon la technique que je t’ai enseignée. Ne t’attarde pas dans la région, pars pour la province de Djou-ka, « la Montagne élevée [7] ». Ce sera la première étape de ton voyage. Puissent les dieux te conduire au terme de ta Quête. Quelles que soient les épreuves, ne cède pas au désespoir. Je serai toujours à tes côtés, mon fils, pour t’aider à accomplir un destin que tu ignores encore.

 


 

 

9.

Quand le Trésorier Médès pénétra dans sa somptueuse demeure du centre-ville de Memphis, deux serviteurs s’empressèrent de lui laver les pieds et les mains, de le chausser de sandales d’intérieur, de le parfumer et de lui servir du vin blanc frais provenant des oasis.

L’imposant personnage, qui était souvent invité à dîner au palais et avait même mangé à la table du roi, comptait au nombre des hauts fonctionnaires de la capitale. Vêtu de lin fin de première qualité, il vérifiait les inventaires des temples qui redistribuaient les richesses après les avoir sacralisées.

Dès sa nomination, Médès avait perçu tous les avantages qu’il pouvait retirer de sa position privilégiée. En utilisant au mieux les services de scribes comptables, d’intendants et d’archivistes, le Trésorier volait peu, mais souvent. Agissant avec une extrême prudence, il ne laissait aucune trace de ses malversations et truquait les documents administratifs avec tant d’habileté que même un œil exercé ne s’apercevrait de rien.

Or Médès n’était ni satisfait ni heureux.

D’abord, il stagnait. Certes, le pharaon Sésostris lui avait accordé un poste important, mais le Trésorier souhaitait davantage. Personne n’était plus compétent que lui. Médès était le meilleur et voulait être reconnu comme tel. Si ce roi obstiné persistait à ne pas le comprendre, il faudrait intervenir, peut-être de façon brutale. Sésostris avait beaucoup d’ennemis, à commencer par de richissimes chefs de province avec lesquels Médès s’entendait bien. Si le pharaon commettait l’erreur de s’attaquer à leurs prérogatives, son règne serait bref. Ne murmurait-on pas que l’un de ses prédécesseurs avait été assassiné ?

Ensuite, Médès s’interrogeait sur la véritable nature du pouvoir et la meilleure manière de se l’approprier. Afin de mieux détourner certains approvisionnements destinés aux temples, il était devenu prêtre temporaire. En participant à des rituels, il avait touché au sacré. Affichant son enthousiasme pour les pratiques spirituelles, flattant ses supérieurs, se présentant comme un donateur généreux, Médès était fasciné par les mystères auxquels il n’avait pas accès. Seuls le pharaon et quelques permanents étaient admis à les contempler. Le roi n’y puisait-il pas l’essentiel de sa puissance ?

Les portes du temple couvert demeuraient fermées au Trésorier. Sur ce domaine-là, que Médès supposait aussi essentiel que l’activité économique, il n’avait pas encore de prise. Et il n’était pas prêt à abandonner ses fonctions profanes pour vivre une existence de reclus.

La situation semblait bloquée, jusqu’à ce que le bavardage d’un dignitaire du temple d’Hathor, à Memphis, lui procurât une information capitale à propos de la Terre du dieu, le pays de Pount. Comme tous ceux qui connaissaient cette fable, Médès s’en amusait. Le peuple et les enfants avaient le goût du merveilleux, et il fallait bien les distraire avec des légendes.

Or, selon le dignitaire, Pount n’était pas une légende.

La Terre du dieu existait bel et bien, elle recelait des produits extraordinaires, dont un or à nul autre pareil, utilisé jadis en grand secret par certains sanctuaires. En échange d’un mobilier coûteux, le bavard avait donné de vagues indications géographiques avant de décéder d’une crise cardiaque. C’était peu, mais suffisant pour entreprendre une recherche.

—  Maître, annonça l’intendant de Médès, votre visiteur est arrivé.

—  Fais-le patienter, j’ai besoin de me reposer quelques minutes.

Depuis quelque temps, Médès avait grossi. Doté d’une grande énergie que n’altérait pas sa quarante-deuxième année, il avait tendance à trop manger et à trop boire afin de calmer ses insatisfactions. Aussi replète que lui, sa femme devait se montrer inventive et perverse lorsqu’ils tentaient d’atteindre le plaisir.

Des cheveux noirs plaqués sur son crâne rond, un visage lunaire, le torse large, les jambes courtes et les pieds potelés, Médès était compact et trapu.

Parfois, il avait l’impression d’étouffer, surtout lorsqu’il n’obtenait pas assez vite ce qu’il voulait. Mais son avidité était telle qu’il reprenait le dessus pour continuer sa marche en avant. Et cette entrevue avec l’un de ses émissaires serait probablement une étape décisive.

Du côté de la rue, sa maison était bien protégée : fenêtres à claire-voie en bois, lourde porte principale formée de madriers et fermée par un gros verrou, entrée de service que surveillait en permanence un gardien. Deux étages, quinze pièces, une terrasse, une loggia ouverte sur le jardin où avait été aménagé un plan d’eau.

C’est à l’abri d’un kiosque que Médès reçut son visiteur, le faux policier qui avait interrogé Iker.

—  J’espère que tu m’apportes d’excellentes nouvelles.

—  Plus ou moins, seigneur.

—  Tu as l’or ?

—  Oui et non. Enfin, peut-être…

Médès sentit monter la colère.

—  En affaires, je n’apprécie pas l’imprécision. Reprenons donc les éléments les uns après les autres. Quand Le Rapide est-il rentré au port ?

— Il n’est pas rentré, seigneur, car il a sombré corps et biens.

     — Sombré ! En es-tu certain ?

— Je n’ai qu’un seul témoignage, mais il paraît sérieux.

     — Celui du capitaine ?

— Non, du jeune homme que vous m’avez ordonné d’enlever a Médamoud et que j’ai intercepté dans une bourgade proche de Coptos. Vous savez, ce garçon sans famille qui aimait tant la solitude et l’étude.

— Je sais, je sais ! L’offrande idéale pour apaiser une tempête. Le maire de Médamoud nous avait signalé ce jeune naïf, et il ne l’a pas regretté. Mais comment pourrait-il être le seul rescapé ?

— Je l’ignore, mais c’est un fait. Il m’a raconté qu’une vague énorme avait submergé Le Rapide, qu’il s’était retrouvé par miracle sur une île déserte et qu’il avait été recueilli par un bateau dont le capitaine n’a pas cru un seul mot de son histoire. Pourtant, ce dernier s’est emparé de deux caisses provenant de l’île avant de débarquer son passager que tout le monde prend pour un fou.

     — Le naufragé aurait-il atteint Pount ? s’interrogea Médès.

— Pourrait-il retrouver l’île ?

— D’après lui, seigneur, elle s’est enfoncée sous les eaux et a disparu.

    — Que contenaient les caisses ?

    — Des substances odoriférantes.

    — Rien d’autre ?

    — Il n’a rien dit d’autre.

    — Et tu l’as laissé partir !

    — Comment faire autrement, seigneur ? En tant que policier, j’ai fait semblant d’enregistrer sa déposition, le maire de la bourgade n’a rien vu d’anormal, et nous n’avions aucune raison de retenir ce fabulateur à la tête malade.

—   Il ne t’est pas venu à l’esprit qu’il te mentait ?

—  Je le crois sincère.

—  Moi, je suis sceptique ! T’a-t-il donné le nom du bateau qui l’a secouru ?

—  Il l’ignore.

—  Ce garçon s’est moqué de toi ! tonna Médès. Il t’a berné avec des contes pour enfants afin de mieux dissimuler la vérité.

—  Je vous assure…

—  Il faut le retrouver, et vite ! Sans doute est-il retourné à Médamoud. Le maire a dû l’en chasser, mais il connaît peut-être la direction qu’il a prise. Quand tu l’auras rattrapé, fais-le parler puis débarrasse-t’ en.

—  Vous voulez dire…

—  Tu m’as parfaitement compris.

—  Mais, seigneur…

—  Ce va-nu-pieds n’a pas de famille, personne ne se souciera de cette nouvelle et définitive disparition. Dissimule son cadavre, vautours et rongeurs s’en chargeront. Et tu seras grassement payé. Pars immédiatement.

Le Trésorier dissimulait mal sa fureur. Pour armer un bateau et rassembler une bande de forbans capables de naviguer en direction de Pount, il avait dépensé sans compter tout en évitant d’attirer l’attention des autorités. Dans un proche avenir, il ne serait pas en mesure de poursuivre cette aventure.

Dès que le faux policier eut quitté sa demeure, Médès songea que l’équipage qui avait recueilli le naufragé ne tiendrait certainement pas sa langue. Dans les tavernes des ports, on avait probablement évoqué l’incident et, de plus, le capitaine chercherait à négocier le contenu des deux caisses. Même s’il ne s’agissait que d’onguents, il en tirerait une petite fortune. Et si cette étrange cargaison comportait des produits plus précieux encore, il lui faudrait trouver un interlocuteur compétent et riche.

À l’évidence, ce capitaine-là, s’il existait vraiment, ne passerait pas inaperçu.

Aussi Médès convoqua-t-il son âme damnée, Gergou, jouisseur invétéré et redoutable collecteur d’impôts. Il agirait en toute légalité et lui rapporterait son dû.

 

10.

Sur le bateau qui le reconduisait à Memphis, Sésostris prenait pleinement conscience du terrifiant défi qui venait de lui être lancé, à l’instant où il souhaitait s’attaquer aux chefs de province refusant de céder la moindre parcelle de leurs prérogatives.

Depuis qu’Osiris avait créé l’Égypte, formée du Delta et de la vallée du Nil, Pharaon régnait sur les Deux Terres après les avoir solidement liées. En tant que « Celui de l’Abeille », il gouvernait le Nord ; en tant que « Celui du Jonc », le Sud. L’abeille produisait le miel, l’or végétal, indispensable pour guérir ; le jonc servait à cent usages et, sous la forme du papyrus, devenait le support des hiéroglyphes, « les paroles de Dieu ». Ainsi, en la personne de Pharaon, protégé par Horus, maître du ciel et fils d’Osiris chargé de veiller sur son père, toutes les forces de création se réunissaient-elles. Et c’était à lui de rassembler les parties dispersées du pays.

Sésostris ne comptait pas moins de six adversaires redoutables, six chefs de province qui se considéraient comme autonomes et dédaignaient le monarque installé à Memphis. Par bonheur, ils ne songeaient pas à se fédérer, car chacun tenait farouchement à son indépendance. À cause de cette situation, l’Égypte s’appauvrissait. Maintenir le statu quo évitait, certes, de graves conflits, mais conduisait le royaume à la décadence.

Fait étrange, cinq des six notables hostiles au pharaon se trouvaient à la tête de provinces proches d’Abydos. Était-ce l’un d’eux qui avait réussi à utiliser la capacité de destruction de Seth contre l’acacia d’Osiris ? Si l’hypothèse se confirmait, Sésostris mènerait un combat sans pitié, à la fois pour faire reverdir l’arbre et pour sauver l’Égypte.

Il devait commencer par recueillir un maximum de renseignements sur ces six potentats afin d’identifier le coupable. Ensuite, il faudrait frapper avec efficacité, sans laisser à l’ennemi la possibilité de se relever. Mais à qui confier une mission aussi délicate ? La cour de Memphis était peuplée de flatteurs, d’intrigants, d’ambitieux, de lâches et de menteurs. Seul Sobek le Protecteur se vouait à sa tâche corps et âme, sans se soucier de bénéfices personnels.

Sésostris serait donc contraint d’utiliser les maigres forces dont il disposait et, surtout, de se fier à son intuition. Quant à la quête de l’or susceptible de guérir l’acacia, elle serait encore plus ardue. La légende prétendait que l’or vert de Pount possédait d’exceptionnelles qualités, mais plus personne ne connaissait l’emplacement de la Terre du dieu. Et produisait-elle toujours le précieux métal ? Restaient les mines du désert de l’Est, sous contrôle de certains chefs de province, et celles de Nubie, hors d’atteinte.

Là encore, la tâche semblait impossible. Sésostris n’avait pas les moyens d’entreprendre une telle recherche.

La solution s’imposait donc d’elle-même : il lui faudrait les créer.

Première priorité : donner une énergie nouvelle à l’arbre de vie.

Aussi le pharaon commença-t-il à tracer les plans d’un temple et d’une demeure d’éternité, destinés à Abydos.

Dans les champs, on travaillait dur. Les récoltes du printemps étaient abondantes et rien ne devait être perdu.

À une journée de marche de Médamoud, Iker s’était présenté à l’intendant d’un grand domaine pour lui offrir ses services d’apprenti scribe.

—  Tu tombes bien, mon garçon. J’ai une belle quantité de sacs à compter et à marquer. Ensuite, tu me feras l’inventaire.

Une semaine de travail en perspective, avec un salaire convenable : de la nourriture, une natte, une gourde et une paire de sandales.

Tout en travaillant, le jeune homme fulminait contre le maire de Médamoud, ce bandit qui avait détruit le testament du vieux scribe pour voler la maison destinée à son disciple ! Il avait aussi piétiné les dernières volontés du défunt en ouvrant le coffret, en dérobant les calames et en rédigeant un faux texte d’imprécations contre Iker.

Comment pouvait-on être aussi vil ? Iker découvrait un monde cruel, impitoyable, où le mensonge et la perfidie triomphaient. Mais une immense joie effaçait ces déconvenues : son professeur savait qu’il ne s’était pas enfui, il avait gardé confiance en lui. Pourtant, quel étrange message ! De quelle Quête, de quel destin parlait-il ? Soudain, ce vieux maître lui apparaissait aussi mystérieux que le gigantesque serpent de l’île du ka.

Iker aurait aimé porter plainte contre le maire de Médamoud et le faire condamner. Mais qui le croirait ? En l’absence de testament, le jeune homme n’avait aucun droit sur la demeure de son professeur. À Médamoud, il ne trouverait que des accusateurs qui lui reprocheraient d’avoir quitté le village sans mot dire.

Sa tâche achevée, Iker s’apprêtait à continuer son chemin.

—  Tu me parais très consciencieux, mon garçon. Ne souhaiterais-tu pas un emploi plus stable ?

—  Pas pour le moment.

Tu es jeune, mais n’oublie pas de te fixer. Voici de quoi subsister pendant plusieurs jours.

Du pain, de la viande séchée, de l’ail et des figues : l’intendant se montrait généreux.

—  Où comptes-tu aller ?

— Dans la direction de la Montagne élevée.

—  Autant te prévenir, le chef de ce territoire ne passe pas pour commode.

Des murets séparaient les parcelles et retenaient l’eau aussi longtemps que nécessaire. Avec une science consommée, les paysans irriguaient au mieux leurs champs. La prospérité se construisait sans cesse, et il n’y avait pas de jour de fête pour le paresseux.

En pénétrant dans la province de la déesse serpent Ouad-jet, « la Verdoyante », Iker fit une constatation surprenante : dans le nom de Djou-ka, « la Montagne élevée », il y avait le même mot ka que dans « l’île du ka », le domaine du serpent à jamais englouti dans un rêve. Était-ce un hasard ou bien un signe de ce destin évoqué par le vieux scribe ?

Ka, « haut, élevé »… Vers quel but mystérieux le jeune homme devait-il monter ? Et qu’était vraiment le ka, cette énergie secrète qui s’écrivait, en hiéroglyphique, avec deux bras levés ?

Perdu dans ses pensées, Iker se heurta à un homme armé d’un bâton.

—  Holà, mon garçon ! Tu devrais regarder devant toi !

—  Pardonnez-moi, mais… vous êtes le policier qui m’a interrogé, près de Coptos !

—  C’est bien moi. J’ai eu un peu de mal à te retrouver.

—  Que me voulez-vous ?

—  Ta déposition était incomplète, j’aimerais davantage de précisions.

—  Je vous ai tout dit. Celui qu’il faudrait arrêter, c’est le maire de Médamoud.

—  Pour quelle raison ?

—  C’est un voleur. Il a détruit un testament en ma faveur.

—  Peux-tu le prouver ?

—  Malheureusement non.

—  Revenons plutôt à ton témoignage et à ces deux caisses remplies de produits précieux. Tu as forcément inspecté leur contenu. Détaille-le-moi.

—  Des substances odoriférantes, je crois.

—  Allons, mon garçon, ça ne me suffit pas, Tu en sais davantage.

—  Je vous assure que non.

—  Si tu ne te montres pas raisonnable, tu risques d’avoir de gros ennuis.

Le faux policier faucha les jambes d’Iker d’un violent coup de bâton.

Le jeune homme tomba en avant, son agresseur le plaqua au sol.

—  Maintenant, la vérité !

—  Je vous l’ai dite !

—  Le nom du bateau qui t’a sauvé ?

—  Je l’ignore.

Une dizaine de coups de bâton sur les épaules arrachèrent des cris de douleur à Iker.

—  Le nom du bateau et celui de son capitaine ?

—  Je l’ignore !

—  Tu n’es vraiment pas raisonnable, mon garçon. Je veux ces renseignements et je les aurai. Sinon, je te tue.

—  Je vous jure que je ne sais rien !

Le faux policier frappa encore, mais n’obtint aucune autre réponse.

À l’évidence, ce gamin disait bien la vérité et il n’avait rien de plus à lui apprendre.

Sa nuque, son dos et ses reins étaient en sang. À l’issue d’une nouvelle série de coups, Iker s’évanouit.

Il ne respirait presque plus.

Son agresseur traîna le corps vers un fourré de papyrus, en bordure d’un canal.

Agonisant, Iker ne tarderait pas à rendre l’âme.

Puisqu’il succomberait à ses blessures, le faux policier ne serait pas tout à fait responsable de sa mort. Face à d’éventuels juges, ici-bas comme dans l’au-delà, c’était préférable.

 

 

11.

D’abord, ce fut une douleur intolérable. Puis l’apaisement, avec une sensation de fraîcheur comme Iker n’en avait jamais éprouvé. Soudain, son dos cessa de le faire souffrir, et il entrouvrit les yeux pour savoir dans quel monde son agresseur l’avait envoyé.

—  Il s’est réveillé ! s’exclama une jeune fille.

—  Tu en es certaine ? interrogea une voix d’homme, rugueuse.

—  Il nous regarde, père !

—  Dans l’état où il était, jamais il n’aurait dû survivre.

Iker tenta de se redresser, mais une brûlure fulgurante le cloua sur sa natte.

—  Ne bouge surtout pas ! exigea la jeune fille. Tu as beaucoup de chance, tu sais. C’est moi qui t’ai découvert dans un fourré de papyrus consacré à la déesse Hathor. D’ordinaire, je me contente d’y déposer une offrande, mais comme des dizaines d’oiseaux le survolaient en piaillant, j’ai osé m’y aventurer. Leur comportement était si anormal que je voulais en avoir le cœur net. J’ai prévenu mon père, des paysans t’ont transporté. Depuis trois jours, je ne cesse de t’enduire du plus efficace de nos baumes. Il se compose de natron, d’huile blanche, de graisses d’hippopotame, de crocodile, de silure et de muge, d’oliban et de miel. Le médecin-chef de la province m’a même donné des pastilles d’extrait de myrrhe pour apaiser les douleurs. J’étais la seule à croire que tes blessures n’étaient pas mortelles.

Elle était brune, jolie, très vive. Son père, un paysan robuste, semblait franchement hostile.

— Que t’est-il arrivé, mon garçon ?

     — Un homme m’a attaqué pour me voler.

     — Que possédais-tu donc de si précieux ?

— Une natte, une gourde, des sandales…

—          C’est tout ! Et d’où venais-tu ?

— Je suis orphelin et je me loue comme scribe débutant.

— Tu me coûtes cher, mon garçon, très cher.

Le paysan s’éloigna.

— Ne t’inquiète surtout pas, recommanda la jeune fille. Bien qu’il soit bourru et cassant, mon père est un brave homme. Moi, je m’appelle Petite Fleur. Et toi ?

—  Iker.

— Comme ça, tu n’es pas beau à voir ! Mais quand tes blessures seront guéries, tu ne devrais pas être trop vilain garçon.

— Tu crois que je pourrai remarcher ?

—          Dans moins d’une semaine, nous nous promènerons ensemble dans la campagne.

Petite Fleur ne s’était pas vantée. Grâce aux effets du baume, des antalgiques et de nombreux massages, Iker tenait sur ses jambes. Par miracle, aucun os n’avait été brisé, et les traces des coups commençaient déjà à s’effacer.

Pourtant, il n’y eut pas de promenades dans la campagne, car le fermier formait d’autres projets.

—  Tu es plus solide qu’il n’y paraît, constata-t-il. Et tu es surtout très endetté, car ce traitement vaut une fortune.

—  Comment puis-je vous rembourser ?

—  Dans ma ferme, je n’ai pas besoin de scribaillons. En revanche, il me faut un ouvrier agricole.

—  Je crains d’être inefficace !

—  À toi de choisir : ou bien tu me payes en travaillant, ou tu passeras plusieurs années en prison. Le chef de notre province n’aime pas les escrocs. Je peux t’engager dans une équipe de paysans sous la direction d’un contremaître. Tu logeras dans une petite maison et tu disposeras d’un lopin de terre où tu cultiveras tes légumes. Mais avant de distribuer mes largesses, j’exige la vérité. Qui es-tu vraiment et pourquoi t’a-t-on agressé ?

Se demandant s’il n’était pas tombé dans un nouveau piège et si ce fermier n’était pas taillé dans le même bois que le maire de Médamoud, Iker se montra prudent.

—  Je vous le répète, je suis un scribe débutant et je viens de la région thébaine. Mon but était de devenir écrivain public et d’aller de village en village pour rédiger les lettres de protestation des victimes de l’administration. L’homme qui m’a assommé m’a volé mon matériel.

Le fermier parut convaincu.

—  Rembourse d’abord tes dettes. Si le métier te plaît, tu resteras. Sinon, tu repartiras.

Le contremaître était plutôt sympathique, mais il ne ménagea pas le dernier arrivé. Iker dut d’abord nettoyer la cour de la ferme, puis maintenir propre la basse-cour, un portique au toit soutenu par des colonnettes de bois en forme de tige de lotus. Là évoluaient des oies grises à la tête blanche, des cailles, des canards et des poules. Le préposé à la nourriture apportait de grands couffins remplis de grains qu’il déversait dans des auges, et les animaux disposaient d’un plan d’eau qu’alimentaient des rigoles.

Dès le troisième jour, Iker se vit forcé d’intervenir.

Je crois qu’il y a une petite erreur, dit-il au porteur de couffins, un escogriffe mal rasé.

—  Erreur de quoi ?

Le premier jour, tu as versé le contenu de six couffins. Le deuxième, seulement de cinq. Et aujourd’hui, ils sont beaucoup moins remplis.

—  Ça te dérange ?

—  Je veille sur cette basse-cour. Les bêtes doivent être correctement nourries.

—  Un peu plus, un peu moins… Tu veux qu’on partage la différence ?

—  Je veux que tu apportes six couffins bien pleins.

L’escogriffe comprit qu’Iker ne plaisantait pas et que toute négociation serait impossible.

—  Tu ne vas pas en parler au patron ?

—  Si tu rectifies ton erreur, bien sûr que non.

Iker ne s’était pas fait un ami, mais la basse-cour lui témoigna bruyamment son affection.

—  Es-tu satisfait de ton nouveau travail ? lui demanda Petite Fleur alors qu’Iker caressait une oie magnifique, presque apprivoisée.

—  Je le fais de mon mieux.

—  Tu n’as plus mal ?

—  Grâce à tes soins, je suis rétabli. Tu m’as sauvé la vie, je t’en serai toujours reconnaissant.

—       Tu n’étais pas tout à fait mort, et la déesse Hathor t’aurait évité de périr. Moi, j’ai juste hâté ta guérison.

Petite Fleur prit un air contrarié.

—  Mon père m’interdit de te fréquenter.

—  Serait-il mécontent de moi ?

—  Au contraire, mais tu l’intrigues parce que tu n’es pas comme les autres. Il m’a ordonné d’épouser un vrai paysanpour que je lui donne de beaux enfants et que nous nous occupions bien de la ferme.

—  Quand on a la chance d’avoir un père honnête et courageux, il faut l’écouter.

—  Tu parles comme un vieux ! Dis, Iker, tu ne voudrais pas devenir un vrai paysan ?

—  J’ai encore beaucoup à rembourser, mais mon vrai métier, c’est scribe.

—  Je dois m’en aller. Si mon père nous surprenait, il me battrait.

—  Jamais vu une aussi belle basse-cour, mon garçon ! constata le fermier. J’aime ceux qui mettent du cœur à l’ouvrage. Mais tu ne te mêles guère à tes camarades, paraît-il.

—  Je préfère être seul avec les bêtes.

—  Eh bien, ça va changer ! Il y a beaucoup d’orge à couper, et tu apprendras à manier la faucille.

Iker ne songea même pas à protester.

Sans cesse, il se posait et se reposait les mêmes questions, sachant que ce n’était pas ici qu’il trouverait des éléments de réponse. Pour continuer son chemin, il devait d’abord éponger sa dette, donc travailler sans relâche afin de pouvoir, au plus vite, recouvrer la liberté.

Le jeune homme fut intégré à une équipe de moissonneurs rudes et expérimentés qui dévisagèrent le novice avec amusement.

—  N’aie pas peur de t’épuiser, gamin, dit l’un d’eux, les champs sont grands ! L’année est belle et bonne, cette terre riche, nous ne manquons de rien, et la viande des agneaux est meilleure que tout. Mais il faut la mériter. Alors, aie la main ferme et ne nous retarde pas. Je ne connais personne qui soit mort d’avoir trop travaillé.

Iker eut vite le front bronzé. Ce qui lui permettait de tenir bon, c’était la musique jouée par un flûtiste. Il variait le rythme, mais terminait toutes ses mélodies avec gravité.

—  Ton visage est enflé, remarqua l’un de ses camarades, tu as tenu la tête basse trop longtemps. Va voir le flûtiste, il te rafraîchira.

Se sentant mal, Iker obéit volontiers.

De l’eau fraîche sur le cou et les tempes, puis quelques gorgées remirent d’aplomb le jeune homme.

—  La tâche est rude, reconnut le musicien, c’est pourquoi je joue pour vos kas. Ainsi, tes camarades et toi ne manquez pas d’énergie.

—  Qu’est-ce que le ka ? demanda Iker.

—  Ce qui nous permet de vivre, d’exister et de survivre. Osiris a inventé la musique pour que l’harmonie dilate notre cœur. Elle célèbre le moment où l’on coupe l’orge et le blé, cet acte sacré qui révèle leur esprit, Osiris lui-même.

Iker buvait les paroles de l’instrumentiste.

—  Où as-tu appris tout cela ?

—  Dans le temple principal de la province. Le maître de musique m’a enseigné la flûte, et je l’enseignerai à mon successeur. Sans elle, sans la magie qu’elle transmet, les moissons ne seraient qu’un labeur exténuant, et l’esprit d’Osiris quitterait l’épi mûr.

—  Osiris… C’est lui, le secret de la vie ?

—  Au travail, Iker ! exigea le chef d’équipe.

Le flûtiste jouait de nouveau.

Iker continua à manier la faucille, mais il eut la sensation que chaque geste, au lieu de l’épuiser, lui donnait de la force.

Était-ce cela, le ka, l’énergie naissant du travail bien fait ?

 

12.

Contrairement aux autres moissonneurs qui n’étaient pas chargés de ramasser les épis, cette nouvelle corvée avait été imposée à Iker. Le jeune homme ficelait des gerbes et les enfournait dans des sacs que lui apportait un adolescent.

—  Devrons-nous trimer comme ça encore longtemps ? se plaignit-il. Pour notre village, on a déjà assez !

—  Il y a d’autres villages, rappela Iker, et la récolte ne sera pas partout abondante. C’est pourquoi il ne faut pas songer qu’à nous-mêmes.

Son collègue le regarda d’un œil mauvais.

—  Tu ne serais pas du côté du patron ?

—  Je suis du côté du travail bien fait.

Le paysan haussa les épaules et prépara un nouveau sac.

—  Pause déjeuner, annonça le contremaître.

À l’ombre d’une cabane de roseaux, des mets appétissants avaient été disposés sur une natte : galettes chaudes remplies de légumes, pains dorés et croustillants, ail rôti dans de l’huile, yoghourts salés à base de lait de chèvre additionné de fines herbes, lait caillé, poisson séché, bœuf en marinade, figues, grenades et bière fraîche.

Iker mourait de faim, mais l’escogriffe l’empêcha de s’asseoir.

— Il n’y a plus de place ici. Va voir ailleurs.

— Mais c’est mon équipe ! Les autres, je ne les connais pas.

— Nous, on ne veut pas de toi. Les mouchards, on les déteste.

—  Moi, mouchard ?

—  J’ai expliqué aux gars que tu m’as dénoncé au patron parce que je n’apportais pas assez de grains à la basse-cour.

—  C’est un mensonge !

—  Puisque tu te tiens toujours à l’écart, continue. Ne nous dérange pas pendant qu’on mange. Si tu insistes, on n’hésitera pas à cogner.

Iker n’avait pas envie de se battre.

—  Voilà un peu d’eau et un morceau de pain, concéda l’escogriffe, triomphant. Tâche de ne pas ralentir la cadence après un tel festin. Sinon, c’est nous qui te dénoncerons au patron.

Le banni s’éloigna et savoura les quelques bouchées qui ne suffiraient pas à lui donner l’énergie nécessaire pour poursuivre sa tâche.

Alors qu’il se perdait dans ses pensées, des cris d’effroi lui firent tourner la tête.

Sortant de sa cachette, un cobra royal venait de jaillir au milieu des convives.

Tous s’étaient levés d’un bond.

—  Chassez-le en direction d’Iker ! hurla l’escogriffe.

Tapant des pieds, jetant de la terre, les ouvriers agricoles parvinrent à leurs fins.

Iker n’avait pas bougé.

Ce cobra avait des yeux beaucoup plus grands que la normale, ses écailles étaient dorées, et il se mouvait avec une élégance fascinante.

Hypnotisé, le jeune homme songeait au serpent de l’île du ka.

—  C’est la déesse des moissons ! s’exclama un paysan.

Surtout, laissons-la agir et ne lui faisons aucun mal. Sinon, la récolte serait gâchée.

Iker s’agenouilla et déposa devant le cobra femelle le reste de son morceau de pain. Puis il leva les mains en signe de vénération.

Un profond silence s’instaura.

Entre le jeune homme et le serpent, moins de trois pas. L’un et l’autre étaient aussi immobiles que des statues, mais le cobra ne tarderait plus à frapper.

La fuite du temps était interrompue.

Et le miracle se produisit, comme au temps d’Osiris où l’épine ne piquait pas, où les bêtes féroces ne mordaient pas. Se satisfaisant du geste d’offrande, le reptile disparut dans le champ voisin. Il n’existait pas de meilleur présage pour annoncer la qualité et la quantité des récoltes.

—  Les gars et moi, on te présente nos excuses, dit l’escogriffe, très gêné. On ne pouvait pas savoir que tu étais un protégé de la déesse. On espère que tu n’es pas trop fâché et que tu acceptes de partager notre repas. Et puis il est normal que tu deviennes notre chef d’équipe. Comme ça, nous aussi on sera protégés.

L’estomac dans les talons, Iker ne se fit pas prier.

—  En tant que chef d’équipe, dit le contremaître à Iker, tu es autorisé à conduire les ânes jusqu’à l’aire. Décharge les sacs en silence, laisse agir les ritualistes et ne pose aucune question.

—  Il y a donc une cérémonie ?

—  Ne pose aucune question.

À la tête de cinq ânes qui connaissaient le chemin mieux que lui, Iker se dirigea vers l’aire sise près d’une meule provisoire faite de javelles. Les quadrupèdes s’immobilisèrent d’eux-mêmes sans que le jeune homme ait à utiliser son bâton.

Se trouvaient là deux scribes, qui notèrent le nombre de sacs. Une partie était destinée aux paysans et à leurs familles, l’autre à la boulangerie de la province. Leur travail achevé, ils se retirèrent.

Ne restaient que neuf chefs d’équipe, sept vanneuses et trois ritualistes, dont le flûtiste.

— L’aire semble rectangulaire, déclara-t-il, mais en réalité elle est ronde. En elle se cache le hiéroglyphe [8] qui signifie « la première fois », l’instant où la création s’est manifestée. Que la déesse des moissons soit honorée.

Ses deux collègues dressèrent un petit autel en bois sur lequel ils disposèrent un vase de lait, du pain et des gâteaux.

— Nous nous sommes lamentés lors de l’enterrement du bon berger Osiris, poursuivit le flûtiste. Le grain a été enfoui en terre et nous avons cru qu’il était mort à jamais. Comme la moisson a été abondante, nous pouvons nous réjouir ! Le blé et l’orge poussent sur le dos d’Osiris, il supporte les richesses de la nature, ne se fatigue jamais et n’émet aucune plainte. Que les chefs d’équipe déposent sur l’aire le contenu des sacs.

Iker était si heureux de participer au rituel qu’il ne sentit même pas le poids de son fardeau.

—  Qu’on amène les ânes, ordonna le flûtiste, et qu’on les fasse tourner en rond.

—  Qu’ils soient repoussés, protesta un autre ritualiste, qu’ils ne frappent pas mon père ! Les ânes de Seth ne doivent pas meurtrir le grain d’Osiris.

— Le mystère doit être accompli jusqu’à son terme, affirma le flûtiste.

Les ânes tournèrent et tournèrent encore, aussi recueillis que les humains qui observaient la scène.

Sans en comprendre toute la signification, Iker sentait qu’il assistait à un acte essentiel. Il aurait bien posé cent questions, mais il respecta le silence.

—  Que les grains soient purifiés, exigea le flûtiste.

Les deux autres ritualistes firent sortir les ânes de l’aire, et ce fut au tour des vanneuses d’entrer en action.

Leur mission accomplie, elles remplirent les sacs et les posèrent sur le dos des ânes.

—  Que les suivants de Seth emmènent Osiris au ciel d’où il répandra ses bienfaits sur cette terre, ordonna le flûtiste.

S’organisa une procession qui s’orienta vers les greniers.

—  Que les chefs d’équipe déchargent les ânes, qu’ils montent jusqu’au sommet des greniers et y déversent leur contenu.

« Ainsi, constata Iker, le grenier est assimilé au ciel où vit l’esprit d’Osiris contenu dans le grain. »

Habité par le rite extraordinaire qu’il venait de vivre, le jeune homme descendit pas à pas l’escalier pour graver dans sa mémoire chaque seconde de cette aventure. Le contact de ses pieds nus avec les marches de calcaire rendait plus intense ce rituel qui lui offrait une nouvelle réalité.

Le flûtiste, les deux autres ritualistes, les chefs d’équipe et les sept vanneuses étaient prosternés face à un géant aux yeux enfoncés dans leurs orbites, aux paupières lourdes et aux pommettes saillantes. Son regard était si perçant qu’il tétanisa Iker. Le nez droit et fin, la bouche arquée, le torse large, cet homme sévère avait de grandes oreilles, capables de capter le moindre bruissement de l’univers.

Il portait une chemise de lin à bretelle unique passant sur l’épaule gauche et un tablier rectangulaire sur lequel était figuré un griffon écrasant les ennemis de l’Égypte.

La poigne du flûtiste contraignit Iker à s’allonger sur le sol.

—  Vénère Pharaon, l’être qui nous donne la vie.

 

13.

Sésostris éleva vers le ciel l’offrande de blé et d’orge qui revenait aux dieux. Puis il gravit l’escalier qui menait au sommet du plus haut des greniers et, avec un tison, alluma un brasero dans lequel avaient été déposées des boulettes d’encens.

Tout en accomplissant ce rite, le roi songea au regard du jeune homme qu’il avait croisé. Il n’en connaissait pas de semblable.

Toujours aussi attentif, Iker écouta le pharaon.

— Osiris meurt et revit, il s’offre pour nourrir son peuple, Père et mère des humains, il produit les grains avec l’énergie secrète qui est en lui afin de faire subsister les êtres. Tous vivent de sa respiration et de sa chair, lui qui est venu de l’île de la flamme pour s’incarner dans les céréales. Nous mangeons le corps d’Osiris, nous perdurons grâce à l’or végétal.

Petite Fleur présenta au roi une poupée composée d’épis. Reproduite à de nombreux exemplaires, cette fiancée du blé serait exposée sur la façade de chaque maison jusqu’à la moisson suivante.

Puis le flûtiste apporta une grande et belle corbeille fabriquée avec des joncs flexibles colorés en jaune, en bleu et en rouge. Le fond était renforcé par deux barres de bois disposées en croix.

—  Voici la corbeille des mystères, Majesté. Ce qui était épars y est rassemblé.

—  Qu’elle retourne au temple, ordonna Sésostris.

Tremblant d’émotion, le propriétaire de la ferme apparut et se prosterna.

—  Majesté, ma plus belle vache est en train de mettre bas ! Le miracle s’accomplit, une fois encore !

Tous les participants à la cérémonie se déplacèrent jusqu’à l’étable.

Le flûtiste prononça des formules magiques favorisant la délivrance, pendant que le chef des bouviers assistait l’animal, qui lui lécha la main.

Luttant contre la souffrance, la vache tendit le cou et fléchit l’arrière-train. Le bouvier lui caressa les flancs pour la calmer.

—  Le Verbe se trouve chez les taureaux, rappela le pharaon, l’intuition connaissante chez les vaches. Qu’on les traite avec le plus grand respect.

La voix rassurante du souverain apaisa la mère.

Et surgit la tête d’un petit veau que l’accoucheur tira doucement, en même temps que les pattes antérieures. Tacheté, les yeux marron, il était superbe.

L’accoucheur le déposa devant la mère qui le lécha longuement.

Chacun attendait sa décision.

D’un regard profond et déterminé, la vache fixa Iker.

—  Approche-toi et porte le veau tacheté, exigea le flûtiste.

Un peu maladroit, Iker tint avec tendresse le petit être, qui ne manifesta aucune inquiétude.

—  Le nouveau soleil est apparu, conclut le pharaon. Que la fête de la fin des moissons nous rassemble dans la joie.

Pour Sobek le Protecteur et ses hommes, pas question de se laisser aller et de prendre part, si peu que ce soit, aux réjouissances. En raison de son état de santé, Ouakha, le chef de la province du Cobra, n’avait pu assister au rituel en compagnie du roi. Mais n’était-ce pas une stratégie habile qui lui permettrait de décliner toute responsabilité en cas d’attentat ?

S’aventurer ainsi en territoire hostile apparaissait comme une folie. Pourtant Sésostris avait pris cette décision, et le chef de sa garde personnelle devait s’y adapter. Par bonheur, la cour de Memphis ignorait les projets réels du monarque.

—  Qu’as-tu appris sur Ouakha ? demanda Sésostris.

— Il passe pour un bon administrateur, aimé des petites gens, et il ne s’est jamais prononcé ouvertement contre vous. Son souci majeur, à l’image de ses prédécesseurs, est l’achèvement de sa demeure d’éternité.

— Dispose-t-il d’une milice ?

— Non, seulement de forces de l’ordre assez réduites, sans compter des policiers du désert qui surveillent les pistes menant aux oasis de Dakleh et de Khargeh. Cette province commence avec elles et assure la sécurité des caravanes.

—  As-tu enquêté sur le garçon que je t’ai désigné ?

—  Il s’appelle Iker. C’est un ouvrier agricole récemment engagé.

—  Qu’on ne le perde pas de vue.

Sobek se cabra.

—  Si vous le jugez dangereux, Majesté, pourquoi ne pas l’arrêter ?

—  Il n’est pas une menace.

—  Mais alors…

—  Contente-toi de le faire observer sans qu’il le sache.

Rongé par l’arthrose, le chef de province Ouakha reçut le pharaon sur le seuil de son incroyable demeure d’éternité, rappelant les ensembles architecturaux du temps des grandes pyramides. La gigantesque tombe grimpait vers le sommet de la falaise, s’imprégnant de la force de la Montagne élevée. Ses parties successives étaient reliées entre elles par des escaliers.

Au temple d’accueil succédait une longue chaussée menant à une première cour ; puis la rampe aboutissait à un portique à colonnes s’ouvrant sur une deuxième cour fermée par de hauts murs. Venait ensuite une sorte de sanctuaire abritant la chambre de résurrection. Au terme du parcours, dans l’axe, une niche pour le ka, point de contact entre l’ici-bas et l’au-delà.

—  Un splendide monument presque digne d’un roi, constata Sésostris.

—  J’en suis conscient, Majesté, mais n’y voyez aucune provocation. Telle était la tradition locale qui s’éteindra avec moi.

—  Pour quelle raison ?

—  Parce que votre règne sera un grand règne et que vous avez décidé de mettre fin à l’indépendance des chefs de province.

—  D’où vient cette conviction ?

—  De votre présence ici.

—  Et si c’était vrai, comment réagirais-tu ?

—  En vous approuvant sans réserve, car cette anarchie n’a que trop duré. Pour le moment, les dégâts sont minimes, mais il est temps de rétablir fermement la loi de Maât. C’est en réunissant les provinces et en maintenant leur union d’une poigne inflexible que vous rendrez l’Égypte prospère. Me donnez-vous l’autorisation de m’asseoir sur cette banquette de pierre ?

Sésostris acquiesça.

—  Je suis heureux d’avoir vécu assez longtemps pour connaître cet instant, avoua le vieil Ouakha. Un roi faible aurait éparpillé le pouvoir et détruit le pays.

—  Certains chefs de province ne partagent pas ton opinion.

— Je ne l’ignore pas, Majesté. Avec cinq d’entre eux, la confrontation risque d’être rude, voire violente. Surtout, ne reculez pas. Les grandes familles ont eu tort de s’attacher au caractère héréditaire des fonctions en oubliant que la qualité d’être et les compétences doivent primer sur la naissance. Le système devenu si rigide qu’il faut le briser net. C’est vous qui régnez, personne d’autre.

Indéchiffrable, le monarque ne manifesta pas le moindre signe de satisfaction.

—  Vos adversaires sont riches, arrogants et déterminés, reprit Ouakha. Vous pouvez compter sur moi, sur mes policiers et sur la population de ma province pour vous soutenir dans votre entreprise.

— Une autre guerre s’est déclarée, révéla Sésostris.

—  Qui nous attaque ?

— Un être capable de manier la force de Seth et décidé à faire de nouveau mourir Osiris.

Le visage d’Ouakha s’assombrit.

—  Et vous supposez, Majesté, qu’il s’agit d’un des chefs de province qui vous sont hostiles.

—  C’est une hypothèse que je ne peux écarter.

— Comment notre terre aurait-elle engendré un tel monstre ? En agissant ainsi, il ruinerait les efforts accomplis depuis le temps des dieux et nous plongerait dans les ténèbres !

—  C’est pourquoi je dois l’identifier tout en rendant l’Égypte cohérente et forte.

—  Je ne dispose d’aucun renseignement sur un tel démon, précisa Ouakha.

—  Que sais-tu sur Pount ?

—  C’est une belle légende, Majesté. Il y a bien longtemps, des navigateurs auraient découvert l’emplacement de ce pays merveilleux et en auraient rapporté de l’or.

—  Sur le territoire que tu contrôles, aucun gisement ?

—  Aucun.

—  Es-tu satisfait de tes tailleurs de pierre, Ouakha ?

—  Leurs œuvres parlent pour eux, Majesté.

—  Je vais avoir besoin de ces artisans pendant une longue période, et ils seront soumis au secret.

Sésostris allait savoir si le chef de province Ouakha était vraiment un allié.

—  Ils sont à votre disposition, Majesté.

 

14.

Inspecteur des impôts et collecteur de taxes, Gergou était un homme épais, alcoolique rarement ivre et amateur de femmes qu’il considérait comme des objets à donner du plaisir. Divorcé pour la troisième fois, il s’était plu à martyriser ses épouses, si effrayées par sa violence qu’elles n’avaient pas osé porter plainte. Quant à sa fille unique, réfugiée chez sa mère, elle jurait bien de ne plus revoir cette brute.

En rencontrant le Trésorier Médès, Gergou s’était offert un nouveau destin. Devenir l’homme de main de cet important personnage, sous couvert de ses fonctions officielles, lui donnait de l’allant. Il pouvait désormais, en toute impunité, exercer sa cruauté naturelle sur les victimes qu’on lui désignait et sur celles qu’il choisissait.

Non seulement le travail était bien payé, mais encore de belles promotions s’annonçaient-elles. Comme Médès grimperait forcément dans la hiérarchie, Gergou le suivrait.

Marin de formation, il tenait lui-même le gouvernail du bateau fiscal. Moins à l’aise lors des déplacements terrestres, il suait beaucoup. Superstitieux, il ne voyageait pas sans une bonne dizaine d’amulettes.

En arrivant à Coptos, Gergou fut soulagé. Le désert l’oppressait et, comme son patron, il supportait mal la chaleur. Mais c’était ici, dans cette ville, qu’il retrouverait la trace des deux caisses que voulait Médès. Son instinct de chasseur le trompait rarement, et il avait débusqué assez d’animaux sauvages pour sentir que la bande de marins malhonnêtes ne devait pas être loin.

Avec son équipe de policiers armés de gourdins, Gergou ne donna pas dans la finesse. Il fit la tournée des tavernes et interrogea chacun des patrons.

Le sixième fut le bon.

—  C’est vrai, admit le tenancier, quelques fêtards se sont vantés d’avoir fait main basse sur un trésor inattendu et ils se sont enivrés jusqu’au matin.

—  Ont-ils précisé la nature de ce trésor ? demanda Gergou.

—  Des parfums et des onguents précieux, d’après ce que j’ai entendu.

—  De quelle provenance ?

—  Ils n’en ont pas parlé.

—  Et où sont-ils partis, ces fêtards ?

—  Le plus excité, qu’ils appelaient « capitaine », a évoqué la ferme de ses parents, au sud de la ville. Ils y seraient tranquilles en attendant le résultat des transactions. Je n’en sais vraiment pas plus.

—  C’est déjà bien, tavernier. À condition, bien sûr, que tu n’aies pas menti.

—  Sûr que non ! Ça ne m’attirera pas d’ennuis, au moins ?

—  Au contraire, affirma Gergou avec un sourire gourmand. Si tu acceptes d’entrer dans mon réseau d’indicateurs, tu en retireras même un joli bénéfice.

—  Cette ferme du sud de la ville, je vais vous en préciser l’emplacement.

Le capitaine avait les yeux fixés sur les deux caisses d’où émanait toujours une odeur délicieuse.

Chaque fois qu’il tentait de les ouvrir, elles devenaient si brûlantes qu’il était contraint de renoncer. Ses complices commençaient à s’impatienter, mais aucun ne voulait prendre le risque d’être victime d’un maléfice. Ils possédaient sûrement une fortune, mais comment la négocier au mieux ?

Il fallait s’éloigner de Coptos, et traiter l’affaire dans une plus grande ville afin d’y passer inaperçus, et peut-être aller jusqu’à Memphis.

Le plus ennuyeux, c’était de devoir partager. Pour le moment, le capitaine avait besoin de porteurs. Ensuite, ce serait différent.

Un bruit de lutte l’alerta.

Dehors, on se battait. Il aurait dû sortir, mais il ne pouvait pas abandonner les caisses.

Quelques cris féroces fusèrent puis, pendant quelques secondes, ce fut le silence.

Gergou fit irruption dans la pièce.

—  Ah ! Voilà sans doute le fameux capitaine et chef des voleurs ! Et pas tout seul… Avec les deux caisses que recherche le fisc !

—  Le fisc ? Mais…

—  As-tu déclaré ces richesses à l’administration ?

—  Pas encore, mais…

—  Un de tes hommes est mort, les autres ont été arrêtés. En se rendant coupables de coups et blessures sur des représentants de l’ordre, ils ont commis une faute très grave, passible de lourdes peines. Ni eux ni toi ne reverrez la mer.

—  Je ne me suis pas battu, moi !

—  Seuls les lâches fuient leurs responsabilités, assena Gergou.

—  Ces caisses ne m’appartiennent pas ! Prenez-les et laissez-moi partir.

—  Comment les as-tu obtenues ?

—  Par hasard ! J’ai recueilli un naufragé sur une île déserte.

—   Son emplacement ?

—   Je l’ai vue s’enfoncer dans les flots.

Gergou gifla le capitaine.

—  J’ai horreur qu’on se moque de moi. Tu vas parler, et vite !

Il frappa le marin avec délectation.

Le nez et plusieurs côtes brisés, le visage en sang, le capitaine relata les événements tels qu’ils s’étaient déroulés. Convaincu de la sincérité de son interlocuteur, Gergou était ébranlé.

—   Qu’y a-t-il dans ces caisses ?

—  Je n’ai pas réussi à les ouvrir ! Quand j’essaie, elles me brûlent les doigts.

Gergou, lui, n’essaya pas. La témérité n’était pas son fort, et on ne le payait pas pour prendre des risques. Cette affaire lui semblait de plus en plus bizarre, et il revenait à Médès de démêler les fils de l’écheveau.

Un domestique apporta de la bière fraîche à Médès et à son visiteur.

—  Le gamin a-t-il parlé ? demanda le Trésorier avec impatience.

—  Il ne savait vraiment rien, seigneur, affirma le faux policier, et il n’a fait que répéter son histoire absurde. Je crois que ce garçon a été tellement terrifié lors du naufrage qu’il en a perdu la tête.

—   Tu t’en es débarrassé ?

—   Vos ordres ont été exécutés.

—   Il est bon que tu t’éloignes de la région. Je t’ai trouvé un excellent poste loin d’ici, dans le Fayoum. Peu de travail, jolie maison, belle rémunération. Ta place est réservée sur un bateau.

Le faux policier s’inclina et s’éclipsa.

Dépité, Médès vida d’un trait deux coupes de bière. Il ne doutait pas que l’interrogatoire eût été bien mené et que le petit scribe eût perdu l’esprit. Ne restaient plus que les deux caisses, si elles existaient.

La réponse ne tarda pas.

Le lendemain soir, un Gergou à la face rougeaude et réjouie se présenta au portier de la demeure de Médès, qui le reçut aussitôt.

—  Mission accomplie, patron !

—  Où sont les caisses ?

—  Dans un entrepôt désaffecté, sous bonne garde. Elles m’ont paru trop voyantes pour être livrées ici.

—  Excellente initiative ! L’équipage ?

—  On n’en entendra plus parler. Ces criminels pourriront au bagne.

—  Que t’a appris le capitaine ?

—  Je ne l’ai pas ménagé, vous pouvez me croire ! Mais ce pauvre type est devenu fou. Un gamin et ces caisses recueillis sur une île déserte, votre bateau qui a coulé à la suite d’une tempête, cette île qui s’est enfoncée dans la mer, et le gamin seul rescapé : voilà tout ce que j’ai pu en tirer.

Médès ne cachait pas son désappointement.

—  Il semble que ce soit la vérité, Gergou. Nous avons perdu Le Rapide et son équipage, la mer n’a pas voulu du petit scribe comme offrande. Cette expédition, à laquelle j’ai consacré tant d’efforts et de patience, se solde par un échec.

—  Vous oubliez les caisses ! Jusqu’à présent, personne ne les a ouvertes.

—  Comment peux-tu en être certain ?

—  Un maléfice les protège.

—  Nous, nous le briserons !

Les deux hommes se rendirent sans tarder à l’entrepôt désaffecté, gardé par les sbires de Gergou.

Médès demeurait persuadé que le pays de Pount existait

bel et bien, et ces événements surprenants ne faisaient que renforcer sa conviction. La vague qui avait détruit son bateau et tué son équipage ne prouvait-elle pas que la Terre du dieu savait se défendre pour protéger ses richesses ?

Étant donné leur taille, les deux caisses contenaient une véritable fortune.

—  C’est curieux, observa Gergou, elles ne sentent plus rien. Jusqu’ici, il s’en dégageait une fragrance d’une incroyable suavité.

—  Ouvre-les.

Gergou recula.

—  Il paraît qu’elles brûlent les mains !

—  Donne-moi ton couteau.

Avec hargne, Médès réussit à planter la lame dans la jointure de deux planches.

—  Tu vois, il ne se passe rien.

Un peu rassuré, Gergou poursuivit le travail.

À l’intérieur des caisses, il n’y avait plus que de la boue d’où émanait une odeur fétide.

 

15.

Après une journée harassante, le soir était d’une douceur divine. Avec la fin des moissons, le rythme du travail des paysans se ralentissait, les siestes s’allongeaient, et chacun se félicitait de l’abondance exceptionnelle de la récolte, due sans nul doute à la présence du pharaon. Comme leur chef, les habitants de la province étaient devenus de fervents partisans de Sésostris.

Les dernières lueurs du crépuscule s’estompèrent vite, cédant la place à une nuit embaumée. Bêtes et humains avaient faim et de joyeux dîners s’organisèrent autour des cuisines en plein air.

Seul, à l’écart, assis sur une borne marquant la limite d’un champ, Iker n’avait aucun appétit. Personne, ici, ne connaissait Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant. En décrivant le faux policier qui avait tenté de le tuer, il s’était pris à espérer que quelqu’un l’identifierait. Mais cet assassin ne devait pas habiter la région et, son forfait accompli, il s’était enfui.

Poser des questions ne menait nulle part. Aussi le jeune homme s’enfermait-il dans le mutisme. Il lui fallait quitter cette contrée afin de poursuivre son enquête, mais pour aller où ? Et rembourser sa dette prendrait encore beaucoup de temps.

Seul moment de clarté dans cette désolation, le rituel célébré en présence du pharaon. Jamais le jeune homme n’aurait pu supposer qu’il croiserait le chemin du monarque. Comme les autres, il avait à peine osé le regarder.

—   Si tu ne manges rien, murmura la voix fluette de Petite Fleur, tu dépériras.

—   Quelle importance ?

—  Tu es tout jeune, Iker, et pétri de qualités ! Pourquoi ne pas accepter ta condition, convaincre mon père et lui succéder ?

—   Parce qu’il reste trop de questions sans réponse.

—   Oublie-les !

—   Impossible.

—   Tu te compliques la vie pour rien, je t’assure !

—   Le rituel célébré sur l’aire n’était pas si simple.

—   Ce sont de vieilles coutumes paysannes, ne te tourmente pas à cause d’elles !

—  Pourquoi le pharaon a-t-il honoré ce mystère de sa présence ?

—   Parce qu’il veut s’assurer du soutien du chef de notre province ! Comme tu l’as constaté, notre roi n’est pas un gringalet qui acceptera de partager le pouvoir. Bientôt, il affrontera des despotes locaux résolus à lui désobéir. Nous, au moins, on sera tranquilles. Débarrasse-toi de ton passé, Iker, et ne songe qu’à ton avenir. Moi, j’existe ; cette ferme, ces champs, ces greniers existent, eux aussi. Si tu le désires, tout peut t’appartenir.

—   Souviens-toi que ton père t’interdit de me fréquenter.

Petite Fleur sourit.

—   Depuis que tu as été désigné pour tenir le jeune veau, symbole du soleil renaissant, c’est différent. Plus personne, ici, n’osera formuler la moindre critique contre toi. Cette nuit, nous pourrions la passer ensemble.

Elle s’était un peu trop maquillée, mais son charme n’avait jamais été aussi prenant.

—  Je dois réfléchir.

—  Et si tu réfléchissais… après ?

—  Tu me mépriserais, Petite Fleur, et tu aurais raison ! Tes paroles m’ont touché, je l’avoue, et je dois vraiment réfléchir.

Bourru comme à son habitude, le patron interpella Iker.

—  Le bouvier est malade. Conduis les bœufs au canal pour qu’ils puissent boire et se baigner.

À la ferme, on préparait le banquet qui marquait la fin des moissons. Partout, dans la campagne, ce serait une grande fête suivie de plusieurs jours de repos. Ce bonheur tranquille n’était-il pas l’œuvre de Sésostris qui venait de quitter la province après avoir célébré le rituel dans le temple principal ?

À l’idée de se rafraîchir, les bœufs ne se firent pas prier. Ils prirent d’eux-mêmes la bonne direction, le jeune homme se contentant de les accompagner.

Leur endroit préféré était bordé de vieux saules qui dispensaient une ombre agréable. Chacun à leur tour, placides, ils descendirent la pente et goûtèrent l’eau du canal avec un plaisir évident.

Iker s’assit sur la berge.

Il n’avait pas dormi de la nuit, envisageant de passer une existence paisible auprès de Petite Fleur. Mais les scènes qu’il voyait, lui bon père de famille et fermier modèle, elle parfaite épouse et mère attentive, de belles récoltes, de beaux troupeaux, des greniers bien remplis, ne lui procuraient aucune joie.

Iker ne devait pas se mentir à lui-même : les épreuves qu’il avait vécues ne pouvaient être effacées. Comprendre leur signification demeurait son but primordial.

Un vent étrange se leva, semblant provenir en même temps de toutes les directions de l’espace.

Les bœufs s’immobilisèrent.

Et Iker la vit.

Une femme d’une beauté sublime, aux cheveux d’or et à

la peau très lisse, sortit des feuillages. De sa longue robe blanche jaillissait une lumière éblouissante.

Un instant, un seul instant, leurs regards se croisèrent. Elle.

C’était elle, nulle autre ne saurait l’égaler.

—  Tu as l’air bizarre, dit l’escogriffe à Iker. D’où viens-tu, avec ces bœufs ?

—  Du canal bordé de saules.

—  Ah, je comprends ! Toi aussi, tu as cru voir la déesse. Tu n’es pas le premier, rassure-toi ! Les jeux d’ombre et de lumière dessinent le corps d’une femme magnifique que les bouviers décrivent avec enthousiasme. Malheureusement, ce n’est qu’une illusion.

L’escogriffe prit un air égrillard.

—  Petite Fleur, elle, est bien réelle ! D’après la rumeur, elle en pince pour toi. C’est du sérieux, non ?

—  La rumeur est un poison dont personne ne devrait se nourrir.

—  Encore une sentence inutile ! Tu es sur le bon chemin, Iker. Petite Fleur, on en rêve tous ! La fille du patron, tu te rends compte ? Allons préparer le banquet. Cette année, il s’annonce fabuleux.

Plusieurs pavillons en roseaux avaient été dressés afin de protéger les convives du soleil, et les enfants ne cessaient d’importuner les cuisiniers, qui finissaient par céder en leur offrant des morceaux de gâteaux.

Indifférent à cette agitation, Iker rentra les bœufs à l’étable.

Quand il en sortit, il se heurta à Petite Fleur.

—  As-tu réfléchi ?

—  Je m’estime incapable de te rendre heureuse.

—  Tu te trompes, Iker !

—  Tu m’accordes beaucoup trop d’importance, Petite Fleur.

Tu ne ressembles pas aux autres, et c’est toi que je veux.

Irritée, elle lui tourna le dos et rejoignit son père qui surveillait la préparation des mets.

Avant de rassasier les hommes, il fallait honorer les dieux.

Aussi une vingtaine de porteuses d’offrandes garnirent-elles un autel de nourritures consacrées par le temple et réservées à la puissance invisible qui présidait au banquet. Coiffées d’une perruque noire, vêtues d’une robe moulante recouverte d’une résille de perles bleues, des bracelets aux poignets et aux chevilles, les prêtresses étaient plus ravissantes les unes que les autres.

Mais la dernière les éclipsa toutes.

Son élégance était telle qu’elle captiva les plus blasés. La démarche noble, le visage aux traits d’une finesse inégalable, les hanches minces, elle semblait surgir d’un monde où aurait régné la perfection. L’orfèvre divin avait façonné sa beauté, tracé la courbe de ses sourcils et rendu ses yeux brillants comme l’étoile du matin.

Avec calme et lenteur, comme si elle se trouvait seule dans un temple, la jeune prêtresse déposa sur l’autel une fleur de lotus épanouie.

Ainsi le parfum de l’au-delà régnerait-il sur les réjouissances des humains.

Puis elle se retira avec une grâce qui envoûta l’assistance.

Quand elle passa près de lui, Iker dut se rendre à l’évidence : elle était bien la femme sublime qui lui était apparue dans le feuillage des saules.

 

16.

—  Comment te sens-tu ? demanda Petite Fleur à Iker, allongé sur sa natte, un linge humide posé sur le front.

—  Referme la porte, le moindre rayon de lumière m’est insupportable.

La jeune fille changea le linge.

—  Veux-tu que je te masse ?

—  Ce n’est pas nécessaire.

—  Cette indigestion semble très sévère.

—  Oui, elle l’est…

—  Tu ne sais pas mentir, Iker ! Et je t’ai observé : tu n’as presque rien mangé. Ce n’est pas une indigestion qui te cloue au lit.

—  Peu importe.

—  Au contraire, c’est très important ! Pourquoi te trouves-tu dans cet état ?

—  Je l’ignore.

—  Moi, je le sais ! Tu crois que je ne t’ai pas vu la regarder avec des yeux enfiévrés ?

—  De qui parles-tu ?

—  De cette prêtresse que tous les mâles, et toi en particulier, dévoraient du regard ! Tu es bien capable d’être tombé amoureux et malade en même temps.

—  Tu ne peux pas comprendre, Petite Fleur.

—  Je ne comprends que trop bien, au contraire ! Tu aurais tort de t’enfermer dans le plus inaccessible des rêves. Cette fille est une prêtresse qui vit au temple et n’en sort que pour célébrer des rituels. Tu ne la reverras jamais.

Iker se redressa.

—  Dans quel temple ?

—  À part ça, elle ne t’intéresse pas ! Personne ne le sait, figure-toi, et c’est mieux ainsi. Vas-tu enfin te réveiller et t’apercevoir que moi, je ne suis pas un rêve ?

—  Laisse-moi, je t’en prie.

Iker voulait graver profondément dans sa mémoire cet instant magique où la jeune prêtresse lui avait prêté attention. Il aurait dû lui parler, lui demander son nom, faire un geste, même dérisoire, pour la retenir.

—  C’est la première fois qu’elle venait ici ?

—  La première et la dernière.

—  Tu connais sûrement son nom, Petite Fleur !

—  Désolée de te décevoir.

—  Quelqu’un l’a forcément invitée, quelqu’un qui pourrait me parler d’elle !

—  N’y compte pas. Maintenant, lève-toi et va travailler. Cette histoire d’indigestion ne saurait s’éterniser. Tu as une dette à rembourser, souviens-toi.

Vivre sans la revoir n’avait aucun sens.

Hélas ! Comme l’avait affirmé la fille du fermier, personne ne connaissait le nom de la belle prêtresse. Elle n’avait été qu’une sublime apparition lors d’un rituel, et il n’existait d’autre solution que de l’oublier.

Mais Iker l’aimait, et aucune autre femme ne l’attirerait. Quelles que fussent les difficultés, il devait la retrouver.

—  Voici le moment le plus pénible de l’année, lui annonça l’escogriffe. Les scribes comptables viennent vérifier le nombre exact de bêtes que compte chaque troupeau. Pas question de tricher, sinon c’est la bastonnade et une forte amende. De plus, il faut se montrer aimable avec ces têtes à claques.

Les scribes s’assirent à l’abri d’un baldaquin, le percepteur bénéficia d’un coussin. Iker détesta son arrogance et son visage satisfait.

Bœufs, vaches, ânes, moutons et porcs commencèrent à défiler sans trop de pagaille.

Iker se plaça discrètement derrière un scribe pour voir comment il travaillait.

À plusieurs reprises, le percepteur, qui ne prenait aucune note et se contentait d’observer, demanda de la bière fraîche. Le comptage achevé, il appela le fermier.

—  J’ai réexaminé les estimations de mes collègues, déclara-t-il avec froideur. Sur 700 cruches de miel, tu en dois 70 au fisc ; sur 70000 sacs de céréales, 7 000.

—  L’impôt a augmenté, et personne ne m’a prévenu !

—  Je viens de le faire.

—  Moi, je porte plainte auprès du tribunal de la province !

—  C’est ton droit, mais rappelle-toi que j’y siège en tant qu’expert. L’état sanitaire de tes bêtes ne me paraît pas satisfaisant. Si tu refuses de payer, les services vétérinaires t’infligeront une lourde amende.

—  N’écoutez pas ce voleur ! Intervint Iker en brandissant le papyrus qu’il venait d’arracher au scribe. Regardez plutôt ce document : sur l’ordre de ce bandit, ses subordonnés inscrivent de faux chiffres ! Ils augmentent le nombre de têtes de bétail pour majorer l’impôt.

Un tic secoua la lèvre supérieure du percepteur, pris au dépourvu.

Dans les rangs des paysans, la colère gronda.

—  Qu’on arrête cet insolent ! ordonna le fonctionnaire. Vous ne comprenez pas qu’il ment pour vous dresser contre les autorités ? Si vous osez vous en prendre à ma personne, vous irez tous en prison.

Pendant quelques instants, la situation demeura figée.

—  Pas de bêtises, les gars, recommanda l’escogriffe. Le percepteur a raison. Et puis c’est une affaire entre le patron et lui. Nous, ça ne nous concerne pas.

—  Emparez-vous de ce gredin ! ordonna le fonctionnaire aux quatre policiers armés de bâtons.

Iker prit la fuite à toutes jambes.

Grâce à sa meilleure connaissance des lieux, il avait une chance de leur échapper.

Avec l’aide de l’escogriffe, heureux de se débarrasser d’un rival encombrant, les policiers fouillèrent les cabanes, les abris en roseaux, les étables, parcoururent les champs, explorèrent les bosquets.

Le délinquant avait disparu.

—  Il n’ira pas loin, annonça le percepteur.

—  À moins qu’il ne quitte la province, rectifia le fermier.

—  Toi, tu ne perds rien pour attendre !

—  Et ça, qu’est-ce que tu en fais ? Ironisa le paysan en brandissant le papyrus.

—  Tu sais à peine lire !

—  Suffisamment pour constater que tu es bel et bien un voleur. Et mon personnel ne me laissera pas tomber.

—  Admettons, admettons… Alors, oublions cette histoire. Il ne s’agit que d’une simple erreur d’écriture que je vais rectifier immédiatement.

—  Oublie aussi la hausse injustifiée de mes impôts.

—  Tu as beaucoup de chance, je suis un homme compréhensif. Mais ne m’en demande pas plus !

La police avait décidé de sillonner les alentours de la ferme deux jours encore, avec l’espoir de recueillir indices ou témoignages.

En rentrant chez elle, Petite Fleur songeait à ce beau jeune homme au grand front et aux yeux verts, si intenses, qui lui avait échappé. En son âme brûlait un feu dont l’intensité lui déplaisait, mais elle aurait bien fini par l’apaiser. Si différent des autres garçons qui la courtisaient, Iker avait la prestance et la détermination d’un chef. Son épouse l’aurait poussé à acquérir d’autres parcelles de terrain, à agrandir leur domaine et à engager de nouveaux tâcherons. Leur réussite aurait été éclatante.

Mais son favori n’était plus qu’un délinquant en fuite.

Petite Fleur referma la porte de sa chambre où personne, même son père, n’était autorisé à pénétrer. Dans de vastes corbeilles, elle rangeait avec soin ses robes, ses perruques et ses manteaux. Une bonne partie des bénéfices de l’exploitation servait à la rendre élégante. Et dans sa salle d’eau, elle disposait de deux coffrets en albâtre où étaient préservés ses produits de beauté.

Elle étouffa un cri en le découvrant.

—  Iker ! Que fais-tu ici ?

—  N’est-ce pas la meilleure cachette ?

—  La police te recherche, elle…

—  Je n’ai rien fait de mal, au contraire.

—  On ne peut pas lutter contre ce percepteur.

—  Bien sûr que si ! Nous avons la preuve qu’il commet des malversations, et il sera condamné.

—  Ce n’est pas si simple, Iker.

—  Appelle ton père, et mettons au point notre stratégie. Je serai le principal témoin.

—  Je te le répète : ce n’est pas si simple.

—  Explique-toi, Petite Fleur !

—   Tout est possible, à condition que tu acceptes de m’épouser.

—  Je ne sais pas mentir, tu l’as constaté. Et je ne suis pas amoureux de toi.

Quelle importance ? L’essentiel, c’est que nous formions un bon couple et que nous nous enrichissions.

—  Le malheur s’abattrait sur nous, sois-en certaine.

—  Ton refus est-il définitif ?

—  Oui, Petite Fleur.

—  Tu ne sais pas ce que tu perds.

—  Pardonne-moi, mais j’ai d’autres exigences.

—  Cette prêtresse dont tu t’es bêtement amouraché !

—  Je veux faire condamner ce percepteur. Sans la justice, ce monde serait invivable. Acceptes-tu d’aller chercher ton père ?

Petite Fleur réfléchit.

—  Entendu.

Iker l’embrassa tendrement sur le front.

—  Plus aucun fonctionnaire corrompu n’osera vous importuner, tu verras.

Le jeune homme n’eut pas longtemps à attendre.

—  Tu peux venir, Iker, appela Petite Fleur.

Alors qu’il sortait de la chambre, trois policiers se jetèrent sur lui et lui lièrent les mains derrière le dos.

Blottie dans les bras de son père, Petite Fleur regardait ailleurs.

—  Pour moi, tout est arrangé, déclara le fermier. Ma fille a bien agi en prévenant la police que tu te cachais ici et que tu la menaçais. Après tout, tu n’es qu’un maraudeur endetté et insolent. Tu mérites un châtiment exemplaire, et personne ne te plaindra.

—  Adieu, Petite Fleur, dit Iker. À présent, je ne te dois plus rien.

 

17.

La condamnation était sans appel : un an de travaux forcés pour injure à un dignitaire dans l’exercice de ses fonctions, violence envers la police et tentative de fuite.

Le magistrat, présidant une cour formée de maires de la province, ne s’était guère intéressé aux explications d’Iker. Les témoignages accablants du percepteur, des scribes, du fermier, de sa fille et de l’escogriffe avaient emporté la conviction du jury.

Pendant le long voyage qui le menait aux mines de cuivre du Sinaï, Iker ne fut l’objet d’aucune brutalité. Il ne manqua ni d’eau ni de nourriture et bénéficia de la sympathie des policiers du désert, qui ne lui cachèrent pas la rudesse de l’épreuve qui l’attendait.

—  Heureusement pour toi, lui dit leur chef, tu es jeune et en bonne santé. Un organisme usé ne résisterait pas une année.

—  Je ne suis coupable de rien ! J’ai simplement débusqué un percepteur corrompu.

—  On le sait, mon garçon. Nous, on obéit aux ordres. Te laisser t’enfuir dans ce désert nous attirerait de graves ennuis.

Et tu n’aurais aucune chance de t’en sortir. Mieux vaut purger la peine, même si elle est injuste.

Le convoi était placé sous la protection de Sopdou, « le Pointu », un faucon au bec acéré qui régnait sur les solitudes brûlantes de l’Est. Caché dans une pierre sacrée en forme de triangle, à l’image d’un rayon de lumière descendant du haut du ciel, le dieu préservait ses fidèles des raids menés par les couleurs des sables, pillards sans foi ni loi qui attaquaient les caravanes et tuaient les marchands.

Fasciné par le désert, Iker oublia la ferme et ses médiocres habitants. Délivré de tout ressentiment, il voyait souvent apparaître le visage de la belle prêtresse. Lorsqu’elle ouvrait les yeux et le regardait, il devenait vigoureux au point de soulever des montagnes et d’ignorer toute fatigue ! Dès qu’elle disparaissait, il se sentait vide, abattu, presque incapable d’avancer. Le désir de la revoir était si fort qu’il reprenait confiance. Oui, il franchirait ce nouvel obstacle et partirait à la recherche de cette femme inaccessible.

À Timna [9] un cirque désertique bordé de falaises aux pentes rudes abritait des mines de cuivre exploitées depuis les premières dynasties. Des convois d’ânes apportaient régulièrement aux mineurs des vivres, des vêtements et des outils. En raison de la dureté des conditions de travail, les techniciens étaient fréquemment relevés. Quant aux condamnés, ils devaient s’adapter ou mourir. Quelques criminels, surveillés par des gardiens vigilants, n’avaient pas le temps de paresser. Ils devaient creuser et consolider puits et galeries afin de faciliter la tâche des spécialistes.

Les bâtiments – maisons, entrepôts, prison – étaient construits en pierre sèche. Seul édifice en pierre de taille, le sanctuaire dédié à Min, seigneur de vie, protecteur des carriers et des mineurs, déclencheur du tonnerre et des orages qui remplissaient les citernes. Grâce à lui, les ouvriers chargés de sortir le cuivre du ventre de la montagne ne manquaient pas d’eau. 

À l’arrivée du convoi, le responsable de l’exploitation, un trapu basané à la voix éraillée, parut fort surpris.

—  Où sont les condamnés ?

—  Il y en a juste un, répondit le gradé. Ce garçon.

—  C’est une plaisanterie ?

—  Pour lui, non.

—  Quel crime a-t-il commis ?

—  Il a mis en lumière la malhonnêteté d’un des percepteurs de la province du Cobra.

—  Mais… ce n’est pas un délit !

—  Un fermier, sa fille et ses proches ont témoigné contre lui. Verdict : un an ici.

—  C’est énorme ! Pourquoi n’a-t-il pas fait appel ?

—  Il n’en a pas eu le temps. À l’évidence, tout le monde semblait pressé de se débarrasser de lui.

Le trapu se gratta l’occiput.

—  Je n’aime pas ça… Pas du tout ! Tu as les documents officiels ?

—  Les voici. On te laisse le gamin et on repart. La prochaine fois, on tâchera de t’amener de la meilleure main-d’œuvre.

Pendant que les policiers se restauraient, le trapu dévisagea le condamné.

—  Ton nom ?

—  Iker.

—  Ton âge ?

—  Seize ans.

—  Paysan ?

—  Non, apprenti scribe. On m’a attaqué, volé, puis…

—  Ton histoire ne m’intéresse pas et tu ne devrais pas être ici. Mais c’est comme ça, et personne ne peut rien y changer.

Le trapu tourna autour d’Iker.

—  Voyons voir… Tu es trop grand pour te glisser dans un boyau et tu n’as pas assez de muscles pour être affecté à l’extraction. Je te mets dans l’équipe qui s’occupe des fours. Je ne peux rien faire de mieux, mon garçon.

—  Je vous remercie.

—  Tâche de tenir le coup et ne te laisse pas marcher sur les pieds.

Deux surveillants emmenèrent Iker dans une petite cabane de pierres sèches. Sur le sol, deux nattes.

—  Attends ici.

L’endroit n’était pas gai, la montagne franchement hostile. On se sentait si loin de l’Égypte qu’elle semblait inaccessible. Mais Iker refusa de céder au désespoir. Il sortirait de cette prison et retrouverait la jeune prêtresse.

Un homme d’une vingtaine d’années, le visage carré, les sourcils épais et le ventre rond, pénétra dans la cabane.

—  C’est toi, le nouveau ?

—  Je m’appelle Iker.

—  Moi, Sékari. On est dans la même équipe. Il paraît que tu es innocent ?

—  En effet.

—  Moi aussi. Mieux vaut ne pas parler du passé et se préoccuper du présent. Notre patron, c’est Gueule-de-travers. Un mauvais et un teigneux. Récidiviste, et déjà dix ans ici ! Il a survécu à la mine et règne sur les fours à cuivre. Aucun surveillant n’ose s’attaquer à lui. Prends bien garde de ne pas lui déplaire. Côté rations, je te préviens : maigre et pas fameux. Mais tu es bien tombé. Le cuisinier m’a à la bonne, et je reçois des suppléments. Comme tu m’as l’air plutôt sympathique, je veux bien t’associer à la combine, mais à deux conditions : d’abord, tu tiens ta langue ; ensuite, tu assumes une partie de mes corvées.

—  Entendu.

Sékari s’agenouilla et creusa le sol dans l’angle le plus obscur de la pièce pour en sortir un petit vase d’albâtre dont il ôta le bouchon de tissu. Dans la paume de sa main, il versa des pastilles qu’il offrit à Iker.

—  Avale ça.

—  Qu’est-ce que c’est ?

—  Un mélange de graines de caroube et d’aneth. Ce remède t’évitera diarrhées et autres désordres digestifs. Certains en sont morts.

Iker avala, Sékari exhuma un autre trésor.

—  Protéger le corps ne suffit pas, il faut aussi s’occuper de l’âme. Sinon, tu seras accablé par la tristesse et tu perdras ta vitalité. Pour être tranquille, porte ça autour du cou.

Sékari offrit à Iker une cordelette équipée d’une série de minuscules amulettes en cornaline qui représentaient des faucons, l’oiseau d’Horus, et des babouins, l’animal de Thot, patron des scribes.

Le jeune homme les frotta longuement entre ses doigts.

—  Bon, il faut y aller. Sinon, on sera punis.

Gueule-de-travers était une sorte de monstre velu qui ne redoutait pas la température des fours, variant de 700 à 1000 degrés, où étaient réduits des alliages de cuivre.

Dès le premier coup d’œil, il détesta le nouveau venu.

—  Ici, gamin, personne n’est innocent. File droit, sinon je t’écrase. Et personne ne me le reprochera. Une bouche de moins à nourrir, ce serait une bonne nouvelle.

Iker soutint le regard de Gueule-de-travers.

—  Tu es plus fort que moi, mais tu ne me fais pas peur.

—  Commence par ranger les lingots. On verra après.

Alors que la gangue restait en surface, le cuivre fondu se déposait au fond du four et s’écoulait dans des fosses d’où l’on retirait le métal brut, refondu dans un creuset, puis coulé dans des moules avant d’être durci par martelage. Le métal était ensuite transformé en lingots, inventoriés et numérotés en vue de leur transport vers l’Égypte.

Un mois plus tard, Iker continuait entreposer les lingots. Gueule-de-travers ne lui avait adressé aucun reproche.

—  C’est bizarre, observa Sékari en dégustant une figue. D’habitude, il ne se montre pas aussi conciliant.

—  Je lui obéis et je me tais : ça doit lui suffire. Et puis tu m’as donné des amulettes efficaces.

—  Tant mieux pour toi, mais reste vigilant.

—  Tu n’aurais pas entendu parler de deux marins appelés Œil-de-Tortue et Couteau-tranchant ?

Sékari réfléchit.

—  Non, ça ne me dit rien.

—  Tu pourrais interroger les autres prisonniers ?

—  Si tu veux. Ces deux types sont tes amis ?

—  Je les ai perdus de vue et j’aimerais savoir d’où ils sont originaires. Et j’aimerais aussi revoir le faux policier qui a tenté de me tuer.

—  Un faux policier ! Tu es sûr que…

Iker décrivit son agresseur.

—  Bon, je m’en occupe. Mais je ne te promets rien.

Les démarches de Sékari s’étaient révélées infructueuses. Aucun des condamnés n’avait pu lui fournir le moindre renseignement.

Surmontant sa déception, Iker remplissait avec application sa tâche, en vérité peu pénible.

—  Bon travail, petit, reconnut Gueule-de-travers, presque aimable. Tu mérites mieux que ça. Au moins, que ton séjour te soit profitable : tu dois tout savoir du cuivre, à commencer par les fours. Demain, nous les nettoierons ensemble. C’est un sacré privilège, tu sais. Je te l’accorde parce que tu sais te tenir à ta place. C’est une qualité rare qui mérite d’être récompensée.

De son pas lourd, Gueule-de-travers s’éloigna. Il ne supportait plus ce gamin qui, à l’évidence, était un mouchard dépêché par la police pour savoir comment fonctionnait la hiérarchie des détenus.

Et le principal visé, c’était lui, Gueule-de-travers ! Cet Iker allait le dénoncer, et il serait renvoyé dans une galerie de mine.

Une seule solution : lui griller la tête dans un four et faire croire à un accident.

Le soleil se leva.

Sékari s’étira et bâilla.

—  Aujourd’hui, j’aide le cuisinier. Et toi ?

—  Je nettoie les fours avec Gueule-de-travers, répondit Iker.

—  Il t’a vraiment à la bonne ! On jurerait qu’il veut te former pour que tu lui succèdes.

En sortant de leur cabane, Iker et Sékari se heurtèrent au responsable de l’exploitation et à une escouade de policiers du désert.

—  Vous deux, Gueule-de-travers et trois autres condamnés, vous êtes transférés.

—  Où ça ? Questionna Sékari.

—  Aux mines de turquoise de la déesse Hathor.

—  Pourquoi ça ?

—  Ordre supérieur.

—  Mais on s’est bien comportés, on n’a reçu aucun blâme, on…

—  Les mines de turquoise ont un besoin urgent de personnel. Soyez disciplinés et travaillez dur, sinon on vous ramènera ici. En ce cas, je vous promets un régime de faveur.

 

18.

Toutes les voies d’accès terrestres à Abydos étaient gardées par des soldats qui ne laissaient passer personne. Pour pénétrer dans le territoire sacré d’Osiris, il ne restait plus que le débarcadère, placé sous haute surveillance. Et c’est là qu’accosta une flottille que guidait le bateau du pharaon.

Sous son regard, les marins déchargèrent des blocs de pierre, des bases de colonnes et des dalles de pavement. Puis descendit l’équipe d’artisans de la province du Cobra, comptant un maître d’œuvre, des sculpteurs et des charpentiers. Tous avaient prêté serment de garder le silence sur leur travail. Ils savaient qu’ils ne reverraient pas leurs proches avant de l’avoir terminé.

Le supérieur des prêtres d’Abydos s’inclina devant le monarque.

—  L’acacia ?

—  Son état est stationnaire, Majesté.

—   Je suis venu créer un temple, une demeure d’éternité et une ville, annonça Sésostris. Au sud du site sera construite la cité d’Ouâh-sout, « l’Endurante d’emplacements ». Chaque jour, elle bénéficiera d’approvisionnements en viandes, en poissons et en légumes. Des bouchers et des cuisiniers y résideront, prêtres et artisans ne manqueront de rien.

—  Comment envisagez-vous notre rôle, Majesté ?

—  Selon mon dernier décret, aucun ritualiste d’Abydos ne pourra être transféré ailleurs. Aucun d’entre eux ne sera soumis à la corvée agricole, aucune institution n’aura le droit de prélever un seul pouce du territoire d’Osiris. Deux sortes de prêtres y seront admis : les permanents et les temporaires. Quand une équipe de temporaires se retirera pour céder la place à une autre, elle devra avoir accompli sa tâche à la perfection, sous peine de sanctions. Les permanents seront le Chauve, responsable des rites de la Maison de Vie ; le Serviteur du ka, qui vénérera et entretiendra l’énergie spirituelle ; Celui qui verse la libation sur les tables d’offrande ; Celui qui veille sur l’intégrité du grand corps d’Osiris ; Celui dont l’action est secrète et qui voit les secrets ; les sept musiciennes qui enchantent l’âme divine ; enfin, Celui qui porte la palette en or sur laquelle sont inscrites les formules de connaissance. C’est à toi que je la confie.

Le roi remit le précieux objet au vieil homme.

—  Je me montrerai digne de votre confiance, Majesté. Quand nommerez-vous les titulaires des autres fonctions ?

—  Choisis les ritualistes les plus compétents. Mais avant d’aller plus loin, je dois savoir si le génie du lieu nous est favorable.

Sésostris partit seul dans le désert.

Malgré ses mises en garde répétées, Sobek le Protecteur avait interdiction de le suivre.

Depuis l’aube des temps veillait sur Abydos une mystérieuse divinité, « Celui qui est à la tête des êtres de l’Occident [10] » Passé de l’autre côté des ténèbres, il parcourait néanmoins le domaine des vivants lorsque s’ouvraient les portes de l’invisible.

Sans son approbation, l’entreprise du pharaon était vouée à l’échec. 

Il s’immobilisa à l’endroit précis où serait édifié le sanctuaire de son temple. Ici, la terre entrait en résonance d’une manière particulière avec le ciel.

La nature entière fit silence.

Plus un chant d’oiseau, plus un murmure de vent.

Soudain, sortant d’ailleurs, il apparut.

Un chacal noir, haut sur pattes, à la queue immense et aux grandes oreilles très droites.

Méfiant, il se tint à bonne distance de l’intrus. Très vite, Sésostris perçut ses exigences. L’incarnation du Premier des Occidentaux le sommait de dévoiler ses intentions.

— Je dois interrompre la dégénérescence de l’acacia, déclara le souverain. Pour y parvenir, j’édifierai un temple où, chaque jour, sera célébré un rituel qui entretiendra la vitalité de ce lieu. Mais il serait inefficace sans la présence d’une demeure d’éternité où s’accompliront les mystères de la mort et de la résurrection. Ce n’est pas pour ma propre gloire que des artisans feront naître ces édifices, mais pour qu’Osiris demeure la clé de voûte de la civilisation égyptienne. Lis les plans de l’œuvre dans mon cœur, et marque-les au sceau de ta puissance. Sans elle, ils ne viendront pas à l’existence.

Le chacal s’assit sur ses pattes arrière, leva la tête vers le soleil et chanta une mélopée si intense et si profonde qu’elle fit vibrer l’âme de tous les êtres vivant sur la Grande Terre d’Abydos.

L’Annonciateur et ses suivants venaient de franchir un nouveau plateau calcaire qui succédait à une série de collines pierreuses entrecoupées de pics. Çà et là, un îlot de verdure inattendu où ils se reposaient quelques heures avant de repartir dans le désert.

Subjugués par leur chef qui ignorait la fatigue et le doute, les hommes parvenaient encore à mettre un pied devant l’autre.

Ils ne se demandaient même plus combien de temps ils survivraient dans cette fournaise.

—  On ne les trouvera pas, affirma Shab le Tordu. Mieux vaudrait renoncer, seigneur.

—  T’ai-je déjà déçu ?

—  Jamais, mais comment croire à cette légende ?

—  As-tu déjà vu des cadavres déchiquetés par les monstres du désert ?

—  Non.

—  Moi, si. Et ce jour-là, j’ai compris que ces créatures détenaient la force dont nous avons besoin Avec elle, nous serons invincibles.

—  Une bonne milice bien entraînée ne serait-elle pas préférable ?

—  Même si toute armée peut être vaincue, celle que je vais rassembler sera différente.

—  Sauf votre respect, ce n’est pour le moment qu’un ramassis de pouilleux !

—  Crois-tu que de simples pouilleux seraient encore vivants, s’ils n’avaient pas entendu mes paroles ?

—  Ça, il faut dire… Qu’ils tiennent encore debout, c’est incroyable !

Ils n’étaient qu’une vingtaine, mais avaient accepté de suivre l’Annonciateur après qu’il leur eut promis la fortune au terme de rudes combats. Délinquants et repris de justice, ils se réjouissaient d’échapper ainsi au châtiment.

Chaque fois que l’un d’eux s’apprêtait à renoncer ou à se révolter, l’Annonciateur s’approchait de lui et le réconfortait du regard. Quelques mots, prononcés sur un ton égal et envoûtant, remettaient l’égaré sur le bon chemin. Un chemin qui, cependant, menait vers les profondeurs d’un désert sans fin.

Ce fut à la tombée du jour que le marcheur de tête crut apercevoir le sedja, un monstre à tête de serpent et à corps de lion.

—  Les gars, j’ai une hallucination ! Et si ce n’en est pas une, il va voir ce que j’en fais, moi, de cette horreur !

Il courut en direction de la bête pour lui fracasser la tête d’un coup de bâton. Toutefois le cou du serpent s’esquiva, et les griffes du lion se plantèrent dans la poitrine de l’agresseur.

—  Alors, ça existe vraiment, murmura Shab, terrifié.

Surgirent le séref, à tête de faucon et à corps de lion, et l’abou, un énorme bélier avec une corne de rhinocéros sur le museau.

Deux membres de l’expédition tentèrent de s’enfuir, mais les deux monstres les rattrapèrent et les massacrèrent.

Dans une lueur rousse qui embrasa le désert se manifesta le sha, l’animal de Seth, un quadrupède doté d’une tête proche de celle de l’okapi. Même s’il paraissait moins redoutable que les trois autres, ses yeux rougeoyants tétanisèrent les survivants.

—  Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Shab, dont les dents s’entrechoquaient.

L’Annonciateur leva les bras.

—  Toutes les divinités m’inspirent, celles du mal comme celles du bien, déclama-t-il. La lumière du jour et la force des ténèbres habitent mon esprit. Elles ne parlent qu’à moi, et moi seul suis leur interprète. Qui me désobéit sera anéanti, qui m’obéit sera récompensé. De ces multiples puissances, je n’en ferai qu’une seule, et je serai son unique propagateur. La terre entière se soumettra, il n’y aura plus qu’une seule foi et qu’un seul maître.

Seul Shab le Tordu ne s’était pas allongé dans le sable pour éviter d’être repéré par les prédateurs. Cependant il ne crut pas à ce que son regard lui montrait.

L’Annonciateur s’approcha des trois monstres tueurs, passa lentement les mains sur les griffes, le bec et la corne, et il s’enduisit du sang de leurs victimes.

Puis il arracha les yeux de braise de l’animal de Seth et les plaqua sur les siens.